Les futurs clients du géant téléphonique américain Verizon, qui lorgne le marché canadien, risquent de voir leurs données de communications transférées aux services de renseignements américains, estime une importante ONG et des experts interrogés par La Presse.

«Les Canadiens auraient tout intérêt à demander clairement à Verizon si l'entreprise compte communiquer leurs données aux services de renseignements américains», affirme Danny O'Brien, directeur international de l'Electronic Frontier Foundation (EFF), l'une des plus importantes organisations spécialisées dans la protection de la vie privée. Selon ce dernier, les Canadiens devraient «s'inquiéter» de la venue possible du géant des télécommunications au Canada.

Mercredi, un document obligeant l'opérateur américain Verizon à livrer à la National Security Agency (NSA) la totalité des métadonnées téléphoniques de ses abonnés chaque jour pendant trois mois a été rendu public. «Après ces trois mois, d'autres ordres de communication de ces métadonnées sont donnés systématiquement», soutient Danny O'Brien.

La venue de Verizon vient «ajouter une autre couche» de problèmes quant à la surveillance auxquels sont déjà soumis les Canadiens, estime Pierrot Péladeau, chercheur associé au Centre francophone d'informatisation des organisations (CEFRIO). «L'arrivée de Verizon vient raviver des questions qu'on doit poser à nos gouvernements sur la surveillance et l'utilisation des métadonnées, souligne-t-il. Ce qu'on se demande maintenant c'est: est-ce que Verizon va reproduire ce mode d'opération américain au Canada?»

Verizon a refusé de répondre à La Presse, citant une note interne envoyée à ses employés, le 6 juin dernier. Selon cette note, Verizon ne peut commenter la situation en raison des ordres du Foreign Intelligence Surveillance Court (FISC), l'organe judiciaire ayant obligé Verizon à communiquer les données à la NSA.

Pour le chercheur associé du CEFRIO Pierrot Péladeau, l'arrivée de Verizon n'améliorerait en rien la problématique en matière de vie privée au Canada. «Avec Verizon, des métadonnées pourraient être transférées vers la NSA peu importe où se trouvent les utilisateurs, même lors de conversations qui avaient peu de chances d'être captées auparavant», soutient-il.

Protection mince

Le Commissariat à la vie privée du Canada, un organisme dont le mandat est de défendre le «droit des Canadiennes et des Canadiens à la protection de la vie privée», précise que les entreprises qui compilent et stockent des métadonnées associées à des personnes identifiables sont tenues de respecter les lois en matière de renseignements personnels. En vertu des lois canadiennes en vigueur et sans qu'un tribunal ne l'ordonne, un opérateur ne pourrait fournir des données concernant un utilisateur au Canada.

Dans l'éventualité où Verizon ferait son entrée dans le marché canadien, l'entreprise sera tenue de respecter les lois en vigueur au Canada. Mais celle-ci pourrait malgré tout communiquer des métadonnées à la NSA, prévient Danny O'Brien.

M. O'Brien évoque la portée limitée des lois en matière de vie privée. «Par exemple, on peut se demander ce qui arriverait si des métadonnées emmagasinées au Canada étaient transférées en sol américain et que la NSA y accédait par la suite», fait-il remarquer. Selon lui, la question demeure également entière quant à l'accès qu'octroie l'entreprise aux agences de renseignements américains.

Contacté au sujet des politiques en matière de vie privée de Verizon, le Conseil de radiodiffusion et des télécommunications (CRTC) a renvoyé la balle au Centre de la sécurité des télécommunications Canada (CSTC), une agence de renseignements canadienne, le pendant canadien de la NSA.

L'agence canadienne de renseignements mentionne que le CSTC et ses partenaires, dont la NSA, «mènent leurs activités conformément aux lois de leur pays respectif et, selon une convention de longue date, ne ciblent pas les citoyens des autres». Le CSTC ajoute qu'il ne peut pas demander à un organisme partenaire de mener une activité qu'il n'est pas légalement autorisé à mener lui-même.

Le directeur international de l'Electronic Frontier Foundation (EFF) affirme quant à lui qu'en vertu d'ententes entre le Canada et les États-Unis, la NSA pourrait fournir des renseignements sur les citoyens canadiens que le gouvernement canadien ne serait pas en mesure d'obtenir directement sur ses propres citoyens.

La CSTC ajoute «qu'il est interdit pour le CSTC de viser des Canadiens, peu importe où ils se trouvent, ou toute personne au Canada. Le CSTC a le droit de cibler uniquement des entités étrangères situées à l'extérieur du Canada».

Danny O'Brien plaide que cette même logique prévaut pour les services de renseignements américains à l'endroit des Canadiens. «Pour toute personne qui n'est pas américaine, c'est un vrai "free for all" pour la NSA», conclut-il.