C'est une décision «historique» pour les uns et un «dangereux précédent» pour les autres. Dans un jugement complexe et controversé, la Cour supérieure du Québec vient de décréter que les municipalités ont maintenant leur mot à dire dans l'implantation de réseaux de télécommunications sur leur territoire.

Dans une histoire suivie autant par le monde municipal que par les entreprises, la Cour supérieure vient de donner le droit à la Ville de Châteauguay d'exproprier une résidante afin d'utiliser son terrain pour y installer une antenne de télécommunications destinée à la téléphonie sans fil. Selon la Ville de Châteauguay, cette décision est une première au Canada.

«La Cour nous donne le droit d'exproprier pour éloigner les antennes des maisons. C'est la première fois qu'un tribunal dit clairement qu'une municipalité a le droit d'exproprier pour des raisons autres que des infrastructures municipales», dit Nathalie Simon, mairesse de Châteauguay.

L'Union des municipalités du Québec, qui a fourni un soutien de 8000$ à la Ville de Châteauguay pour défendre sa position en cour, parle aussi de «victoire historique». Mais la victoire n'est pas totale pour les villes: les entreprises de télécommunications conservent leur droit de choisir où elles souhaitent dresser leurs antennes.

Mésentente sur le terrain

L'affaire remonte à 2007. Rogers Communications, qui souhaite améliorer son réseau cellulaire dans la région, cible un terrain pour y installer une nouvelle antenne. L'entreprise signe une entente avec le propriétaire du 411, boulevard Saint-Francis, à Châteauguay. Mais plusieurs citoyens s'inquiètent de voir une tour de télécommunications aussi près de leurs résidences.

La Ville propose alors un autre endroit à Rogers, un terrain vacant situé au 50, boulevard Industriel. Pour ce faire, Châteauguay veut exproprier la propriétaire, Christina White, pour offrir ensuite le terrain à Rogers. Un avis d'expropriation est envoyé à Mme White, qui le conteste immédiatement. Rogers persiste à vouloir installer son antenne sur le premier terrain. La Ville réplique en lui interdisant de le faire. Tout cela entraîne un jeu de poursuites croisées entre les parties.

Dans son jugement, la juge Micheline Perreault conclut d'abord que la Ville de Châteauguay a fait preuve d'un «usage abusif et déraisonnable» de ses pouvoirs en interdisant à Rogers d'installer son antenne au 411, boulevard Saint-Francis. «On a eu gain de cause, considère l'avocat de Rogers, Pierre Lefebvre. Ce jugement confirme que Rogers peut construire là où elle en a reçu l'autorisation par Industrie Canada.»

La juge Perreault donne cependant raison à Châteauguay pour l'expropriation de Christina White. «Les procédures d'expropriation ont été entreprises par la Ville afin de protéger le bien-être de ses citoyens», indique-t-elle.

Cette partie du jugement inquiète Louis Beauregard, avocat spécialisé en droit municipal. «C'est un jugement dangereux, affirme-t-il. C'est une curieuse décision que de permettre l'expropriation par une ville au profit d'un tiers, donc pour des raisons autres que des infrastructures municipales.»

«Pour nous, c'est une question fondamentale qui touche la légitimité des municipalités à intervenir dans l'aménagement de leur territoire», réplique Éric Forest, président de l'Union des municipalités.

Rogers maintient son choix

Mais pourquoi libérer un terrain à coup d'expropriation pour l'offrir à une entreprise si celle-ci n'en veut pas? Rogers a d'ailleurs toujours l'intention de mettre en place sa tour sur le premier terrain choisi, et ne veut rien savoir du terrain de Mme White, signale l'avocat de la société.

«On a quand même gagné un outil qui nous permet d'essayer de trouver une solution gagnante pour tout le monde, affirme la mairesse de Châteauguay. Si tout le monde est de bonne foi, il s'agit d'un outil utile.»

Cette histoire est loin d'être terminée. La Ville de Châteauguay a déjà fait savoir qu'elle portera en appel la partie du jugement qui invalide la mesure qu'elle avait adoptée pour empêcher Rogers de construire sur le terrain du 411, boulevard Saint-Francis.

L'avocat de Christina White, Me André Bélanger, a confirmé que sa cliente fera aussi appel. «Dès le moment où Rogers a affirmé qu'elle n'avait aucunement l'intention de s'installer sur le terrain de ma cliente, l'expropriation devient inutile», plaide-t-il.