Une taupe du KGB au sein de la GRC a fait avorter la tentative de recrutement d'un espion soviétique de grande valeur à Montréal. Le lieutenant-colonel Vladimir Vetrov a finalement offert quelques années plus tard ses services, et surtout près de 4000 documents ultra-secrets, à la France.

Cette histoire de recrutement raté au Canada en pleine guerre froide est dévoilée par Raymond Nart et Jacky Debain, tous deux chargés du dossier de Vetrov au sein du contre-espionnage français, dans leur livre L'affaire Farewell vue de l'intérieur (Nouveau Monde éditions).

Un ouvrage très documenté qui pourfend plusieurs théories colportées sur cette «fantastique opération», en particulier celle d'une manipulation de la CIA.

Nart, qui était alors le directeur adjoint de la Direction de la surveillance du territoire (DST), et son collègue racontent avec force détails la saga Farewell, nom de code attribué par les Français à Vetrov en 1981.

«Heureusement, tout finit par se savoir, ce n'est qu'une question de temps», écrivent-ils en préambule. Presque 40 ans dans ce cas-ci.

Les auteurs relatent que la GRC avait trouvé un prétexte pour établir un premier contact avec Vetrov, au cours de l'hiver 1975, alors que l'espion soviétique était en poste à la délégation commerciale de l'URSS sur le boulevard Pie-IX: des bijoux laissés en dépôt-vente chez un bijoutier par son épouse avaient été dérobés par des voleurs.

«Une bonne idée», concède Raymond Nart, en entrevue à La Presse.

Les policiers canadiens connaissaient la vraie nature des activités de Vetrov lors de son affectation précédente à Paris, et surtout son état d'esprit. Et donc ses faiblesses. Sur sa fiche, partagée avec les Canadiens, les policiers français avaient noté «son goût prononcé pour le mode de vie occidental et ses états d'âme au moment de revenir à Moscou, son départ à contrecoeur» de la France.

Un rendez-vous a été pris et les policiers canadiens ont remis une première somme d'argent au Soviétique, lui promettant d'être plus généreux s'il acceptait de collaborer.

Mais il n'y eut jamais de suite. Une dizaine d'agents du KGB venus de Moscou ont débarqué à Montréal pour récupérer Vetrov et le rapatrier «sans violence mais avec fermeté» sur le premier vol Aeroflot en partance de Mirabel. Son séjour au Québec n'aura duré que neuf mois.

Cette opération qui a fait long feu est venue aux oreilles de Raymond Nart en 1982-1983 lorsque les services de renseignement canadiens ont appris, lors d'une réunion annuelle à l'OTAN, le recrutement de Vetrov par les Français.

«Nous avons eu une rencontre en aparté avec les Canadiens, se souvient Raymond Nart. Ils nous ont juste confié qu'ils avaient déjà essayé de le «tamponner» (approché en vue d'une collaboration, dans le jargon français du renseignement). Mais ils ne se sont jamais vantés qu'ils avaient une taupe chez eux! Qui s'en vanterait, d'ailleurs», s'amuse-t-il avec son accent du sud de la France.

Et selon ces ex-chasseurs d'espions, la taupe qui aurait fait dérailler le dossier ne peut être que le sergent Gilles Brunet.

Celui-ci s'est éteint en 1984 d'une crise cardiaque juste avant que les agents du contre-espionnage canadiens puissent l'interroger. Hasard ou pas, Brunet résidait à proximité du consulat soviétique à Montréal.

Il a fallu toutefois attendre 1993, et les confessions d'un ancien espion du KGB, pour que le nom de Brunet et ses activités clandestines soient dévoilés publiquement. Aucun détail n'avait filtré en revanche.

Plusieurs experts du milieu n'ont jamais douté que Brunet avait fait des ravages, en échange de 700 000 $. Le recrutement raté de Vetrov en est un nouvel exemple.

Licenciements et disgrâce

Le dossier Vetrov a pris une tournure dramatique. La GRC, «sous pression américaine», écrivent les auteurs, soupçonnait alors un autre collègue de Brunet, «Jim» Bennet, patron du contre-espionnage soviétique, d'être un agent double. Bennet, mort également, fut contraint de quitter la GRC en 1972 dans la disgrâce et s'est réfugié en Australie. Il a été réhabilité en 1993 seulement.

Brunet avait été viré lui aussi de la GRC, en 1973, mais à cause de ses fréquentations au sein du monde interlope montréalais. Nul ne se doutait encore que c'était lui, la taupe.

Cette impunité lui permettrait de continuer à refiler des tuyaux contre rémunération au KGB pendant plusieurs années, y compris sur Vetrov, grâce aux contacts qu'il avait maintenus au sein de la police fédérale.

Quant à Vetrov, il a livré au cours de l'année 1981 des milliers de documents top secret, et une liste de 215 officiers soviétiques implantés dans le monde entier, aux Français qui allaient les partager ensuite avec les services alliés.

Ironie et trahison

Ironie de l'histoire, c'est au Québec, au Château Montebello, que le président américain Ronald Reagan apprendra de la bouche de son homologue français François Mitterrand l'existence de Farewell. Mais Reagan, «agacé [...] n'écoute que par bribes, et en définitive n'a rien compris de ce qui lui est exposé», lit-on.

En 1985, Vetrov sera exécuté pour trahison par le KGB, qu'il décrivait comme une «vieille putain fatiguée».

Sa collaboration avec la DST n'a pas que contribué à anéantir la branche de l'espionnage technologique et scientifique de l'URSS à travers le monde. Il fut un «accélérateur de l'Histoire», dira même l'ex-conseiller de Reagan, Richard V. Allen.