Un feuilleton judiciaire inusité agite le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS): l'organisme se débat pour justifier le congédiement d'un espion montréalais dont la grossière incompétence aurait potentiellement compromis les opérations antiterroristes. Mais l'ex-agent secret n'a pas dit son dernier mot et il se défend en éclaboussant la hiérarchie des services secrets.

Les documents de cour consultés par La Presse dans cette affaire offrent un rare accès aux coulisses du SCRS, dont le fonctionnement demeure à ce jour ultraconfidentiel.

Marc-André Bergeron était entré à l'emploi du service en janvier 2003. Comme tous les nouveaux agents, il était considéré comme étant «en stage» pour cinq ans avant de pouvoir accéder à la permanence d'emploi. Les trois premières années étaient réservées à du travail de bureau, les deux dernières, aux enquêtes sur le terrain.

La recrue a réussi plusieurs formations à son arrivée, notamment celle sur la conduite automobile adaptée aux filatures.

Ses premières évaluations soulignent ses aptitudes sociales et sa motivation. Mais la situation se dégrade lorsqu'il se retrouve affecté aux enquêtes de terrain à Montréal, d'abord dans l'unité «Maghreb 2» puis dans la section «Moyen-Orient-Hezbollah».

«Les incidents rapportés dans les évaluations du rendement du fonctionnaire mettaient en cause la crédibilité du SCRS, l'efficacité de ses opérations et à plus d'une reprise, ont compromis la sécurité du SCRS», a témoigné Michel Coulombe, un cadre de longue date qui vient d'être nommé directeur par intérim de l'organisme.

Les reproches se sont accumulés: Bergeron se serait montré «incapable de faire la différence entre les faits et la fiction», aurait manqué de jugement, raté des entrevues, se serait absenté sans avertir ses supérieurs.

Rapports embarrassants

Alors qu'il travaillait sous un pseudonyme dans le quartier Saint-Michel, il aurait fourni une fausse adresse courriel à un individu qui proposait de lui envoyer des informations. Cette façon de faire a enragé son supérieur, qui estimait que Bergeron avait «fermé pour toujours la porte à cette personne» en lui donnant une adresse non fonctionnelle.

Bergeron avait aussi enragé son patron en invitant un «visiteur d'origine libanaise» au bureau du SCRS sans avertir ses supérieurs, ce qui pouvait mettre la sécurité du service en danger. Il aurait par ailleurs mis plus de six mois à traiter le rapport d'un informateur, en plus de rédiger de mauvais rapports et d'utiliser la fonction «copier-coller» sans vérifier l'exactitude des informations citées.

Source d'embarras potentiel, un de ces mauvais rapports a circulé chez des partenaires du SCRS. «C'est un employé du service qui travaille dans un organisme extérieur qui a remarqué le manque de vérification de base», lit-on dans une évaluation de Bergeron.

Or, malgré ces défauts allégués, Bergeron est resté en charge de gros dossiers au sein de l'antenne montréalaise du SCRS, par exemple, l'extrémisme sunnite, le Groupe islamique combattant marocain et les attentats de 2004 à Madrid.

Un superviseur «dictatorial» et «taciturne»

Bergeron a été licencié en octobre 2007, trois mois avant l'obtention de sa permanence. Il a déposé un grief contestant vigoureusement son renvoi. Dans sa plainte, il dénonce le comportement «ignoble» de son supérieur immédiat.

Il dit n'avoir jamais compris pourquoi ce dernier s'acharnait à dénigrer son travail, allant jusqu'à lui lancer qu'il risquait de devenir «impotent». Alors qu'il souhaitait s'améliorer, Bergeron dit avoir été incapable d'obtenir l'attention de son patron, qu'il devait poursuivre jusqu'aux toilettes s'il voulait lui parler.

Il a d'ailleurs fait témoigner deux autres employés du SCRS, qui ont décrit un superviseur dictatorial, taciturne, nerveux, acharné à faire respecter le règlement. Une employée a déclaré que le superviseur la rendait mal à l'aise et l'avait fait pleurer à une occasion.

Un arbitre de grief a finalement annulé le licenciement de Bergeron en 2011, mais le SCRS s'est immédiatement tourné vers la Cour fédérale pour faire casser la décision. La démarche vient d'aboutir: la semaine dernière, le juge Richard Boivin a annulé la décision, qu'il juge mal fondée, et ordonné la reprise du processus devant un nouvel arbitre.

Joint par La Presse, Marc-André Bergeron a préféré ne pas commenter. Le SCRS n'avait pas rappelé La Presse au moment de publier ces lignes.

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Les emplois au SCRS

> 3285 Nombre d'employés à temps plein au SCRS

> 5 ans Nombre d'années de travail pour obtenir sa permanence comme agent de renseignement

> 38 670$ à 62 240$ Échelle salariale d'un agent de renseignement stagiaire