Champion des bas prix pour les uns, symbole du capitalisme sauvage et de l'antisyndicalisme pour les autres, Walmart ne laisse personne indifférent. Pour départager mythes et réalité, La Presse a voulu voir de l'intérieur la controversée superpuissance du commerce de détail, qui fait partie du paysage québécois depuis bientôt 20 ans. Notre journaliste a travaillé incognito pendant trois mois - du jamais vu - dans une de ses succursales, celle de Saint-Léonard.

Le stationnement déborde en ce dimanche matin pluvieux.

Les clients entrent par grappes. «Va rejoindre les autres au fond du magasin à côté des toilettes», ordonne l'employée du service à la clientèle.

Les autres? Une demi-douzaine de personnes font le pied de grue. Des adolescents surtout.

Avant de décrocher une entrevue, il faut soumettre une candidature en ligne. Il faut aussi répondre à un long questionnaire, sorte de test de personnalité: êtes-vous colérique, patient, social, rebelle, docile, malléable?

Le thème de la délation revient à plusieurs reprises. Seriez-vous prêt à dénoncer vos collègues pris en faute d'une quelconque infraction? Le signaleriez-vous à vos supérieurs? Iriez-vous jusqu'à décrier une situation à vos patrons au moyen d'une lettre anonyme?

Si vous avez donné les bonnes réponses, vous décrochez une courte entrevue téléphonique avec une employée des ressources humaines du magasin. Son conseil: rendez-vous disponible au maximum.

Deux jours plus tard, Caroline* se présente devant un groupe de candidats. Joviale, dynamique, elle entraîne les postulants dans un dédale d'escaliers et d'entrepôts dans lesquels la marchandise s'étend à perte de vue et jusqu'au plafond, haut comme un duplex.

Destination: «le marché aux puces», salle remplie de babioles, de tablettes, d'affichettes de prix et d'étagères. Une dizaine de chaises sont installées en demi-lune, devant quatre autres chaises alignées côte à côte.

Caroline fait asseoir les onze postulants et revient avec trois autres personnes: deux cadres et une employée des ressources humaines. On entendrait une mouche voler.

Le gérant de l'alimentation, Éric, solide gaillard aux cheveux gris en brosse et aux yeux bleus perçants, s'amuse du malaise du groupe. «Êtes-vous stressés?», demande-t-il, sourire en coin, pour détendre en vain l'atmosphère.

L'entrevue ne sera pas banale, annonce Caroline, qui arrive tout droit du siège social à Toronto. Il y en aura pour deux heures. N'en déplaise à ceux qui croyaient que 15 minutes suffiraient pour travailler dans un Walmart...

Caroline s'excuse du bruit ambiant. Le magasin sera transformé en supercentre, ce qui signifie qu'il abritera aussi un supermarché, explique-t-elle. Il faut donc pourvoir plusieurs postes dans ces futurs rayons.

Caroline résume sa feuille de route: 10 ans chez Walmart. Elle a gravi les échelons jusqu'à un poste de directrice des ressources humaines. «Ici, sky is the limit!», lance-t-elle avec aplomb. «Qui sait si le prochain président de Walmart n'est pas dans cette pièce?»

Après s'être longuement présentée en insistant sur l'aspect familial et fraternel de l'entreprise, Caroline cède la parole aux candidats, à qui on a tendu un badge avec leur prénom. Caroline distribue ensuite des feuilles avec des questions que les candidats doivent se poser les uns aux autres. Âge, études, rêves et raison de la candidature.

Le représentant de La Presse est présenté par Marianne, 16 ans, qui entame sa dernière année de secondaire dans une école privée et souhaite devenir policière. «L'idée d'être associé, de posséder des actions dans l'entreprise et de travailler avec le public lui plaît», ajoute-t-elle. Les patrons opinent du bonnet et griffonnent sur leurs tablettes.

Ça semble dans la poche.

Caroline entame ensuite un long discours. «Vous ne travaillez pas dans le département de la literie, de l'épicerie ou celui de l'électronique. Vous travaillez pour Walmart!»

Les futurs «associés» sont aussi responsables du succès de l'entreprise. «Si vous ne voulez pas faire les efforts et aider l'entreprise à enregistrer les profits, restez chez vous. Vous allez nuire aux autres et au bonus de tout le monde.»

C'est la première référence au fameux boni d'avril, accordé selon les profits enregistrés durant l'année. «Aimez-vous mieux faire 200 ou 2000$? Moi, je préfère 2000$!», lance Caroline.

Le groupe est scindé. On distribue des feuilles sur lesquelles sont décrites différentes mises en scène, mettant invariablement en vedette un client.

Car le client a toujours raison, même quand il a tort. C'est lui qui paie le salaire des associés, leur employeur. Sans lui, mieux vaut rester à la maison.

Vous voulez vendre un téléphone cellulaire à une personne âgée? Facile, dites-lui que son téléphone lui permettra de prendre des photos de ses petits-enfants. Vente assurée, garantit Caroline.

Un lecteur DVD à une mère de famille? Elle ne veut savoir qu'une chose: combien ça coûte et est-ce de qualité? Une radio portative à un adolescent? Il en sait probablement plus que vous sur le produit, mais n'a pas d'argent, donc s'attardera au prix.

L'entrevue achève. Il faut signer une décharge autorisant une firme à enquêter pour s'assurer qu'aucun candidat n'a de dossier criminel.

Un des patrons quitte la salle avec la moitié des candidats. Il n'en reste que six. «Si vous êtes ici, c'est que vous vous êtes démarqués», souligne Caroline. Les candidats jubilent.

Si tout va bien, on promet un coup de fil au cours des prochains jours. Entre-temps, les anciens employeurs seront joints.

Associé

«Vous êtes embauché aux produits laitiers.»

Nos démarches ont porté leurs fruits. Le représentant de La Presse sera payé 11,05$ l'heure.

Un «boni à la signature» de 1$, justifié par une expérience - réelle - de cinq ans dans l'alimentation, soit 20 cents par année de travail. Le salaire de base des associés est de 10,05$, soit pratiquement le salaire minimum.

Chaque associé reçoit la veste bleue aux couleurs de l'entreprise, mais doit se procurer, à ses frais, les pantalons noirs et le t-shirt blanc ou noir qui complètent l'uniforme. «On a tout ça en magasin», explique l'employée des ressources humaines. Un pantalon et deux t-shirts noirs de la griffe George, la marque maison. Prix total: 30$, soit trois heures de travail.

Deux jours plus tard, le Walmart de Saint-Léonard accueille un nouvel employé: l'envoyé de La Presse.

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Walmart en chiffres

444 000 000 000 > le chiffre d'affaires de l'entreprise au cours de son dernier exercice annuel

90 000 > nombre d'employés canadiens de la multinationale.

333 > nombre de magasins au Canada

73 > nombre de projets d'ouverture de magasins en 2013 (18 au Québec)

4000 > C'est, en dollars, ce que dépense en moyenne une famille de quatre chez Walmart pendant une année.

2 200 000 employés > Si Walmart était une armée, elle serait tout juste derrière celle de la Chine.

26e > Si Walmart était un pays, elle se classerait au 26e rang à l'échelle mondiale sur le plan économique.

* Tous les noms ont été changés afin de préserver l'anonymat des employés.

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Notre journaliste a reçu un total de 4150$ en salaire net pendant ses trois mois à temps complet chez Walmart. Cet argent sera versé aux organismes montréalais Mères au pouvoir et Déclic, qui viennent respectivement en aide aux mères de famille monoparentale à faible revenu et aux jeunes en difficulté.