D'un côté, des autochtones qui n'ont pas oublié, ni pardonné, les agressions sexuelles dont ils ont été victimes dans les pensionnats. De l'autre, des frères vieillissants, brisés par ces accusations fort difficiles à prouver. Entre les deux, un océan d'amertume. La Commission de vérité et réconciliation, qui s'arrêtera à Montréal du 24 au 27 avril, réussira-t-elle à les rapprocher?

Édouard Chilton n'a rien oublié. Cinquante ans après avoir été agressé par un frère dans un pensionnat autochtone, il reste marqué au fer rouge. Le temps n'y a rien changé; sa rage est toujours aussi vive.

Cet Atikamekw de la réserve de Wemotaci n'a pas l'intention de se présenter aux audiences de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, qui fait escale jusqu'au 27 avril à Montréal. «Je ne suis pas prêt à me réconcilier avec eux. On ne peut pas guérir de cela. C'est impossible. Ça fait trop mal.»

Il avait 6 ans. Il se souvient de la petite valise que sa mère lui avait préparée sans rien dire, des vêtements neufs qu'elle lui avait enfilés ce matin-là. De tous ces parents qui pleuraient sur le quai. Du train qui l'emmenait à Amos. À l'autre bout du monde.

«En arrivant au pensionnat, c'était... c'était l'enfer. Je pensais voir des gens de chez moi. Mais ce que j'ai vu, c'est des frères avec leur soutane noire.»

Les enfants ont vite appris à se méfier d'un frère, aujourd'hui disparu, dit-il.

«Quand on se couchait le soir, on avait toujours peur qu'il vienne fouiller sous nos draps. On avait de la misère à s'endormir. On avait toujours peur.»

Dans les douches, ce frère s'adonnait régulièrement à des attouchements sous prétexte de savonner les enfants, raconte-t-il. «On se bousculait pour ne pas être le dernier. On était une douzaine dans les douches. Le dernier qui passait, c'était l'enfer. Et c'était toujours le plus petit de la gang.»

Un «lynchage institutionnalisé»

Jacques L'Heureux est, lui aussi, un homme en colère. Depuis une dizaine d'années, ce père oblat «ramasse à la petite cuillère» ses collègues montrés du doigt par d'anciens pensionnaires autochtones.

Il a étudié des centaines de dossiers. À ses yeux, les religieux vieillissants sont victimes d'un véritable «lynchage institutionnalisé». Qu'ils soient coupables ou non a peu d'importance.

Le programme d'indemnisation mis en place par le gouvernement fédéral fait en sorte que les anciens pensionnaires ont tout intérêt à déclarer qu'ils ont été victimes d'agressions sexuelles, soutient M. L'Heureux.

«Les compensations peuvent atteindre 100 000$ s'il y a eu agression sexuelle, dit-il. Si on dit qu'on a eu des claques, ça ne vaut rien. Il faut dire qu'on s'est fait enculer, masturber. Il y a énormément d'abus dans ce système.

«Tous ceux qui ont travaillé dans les pensionnats indiens peuvent ainsi être désignés comme des monstres, des pédophiles, rage-t-il. Et ils vont le rester jusqu'à la fin de leurs jours. Ils sont présumés coupables. Ils ne sont pas crus!»

M. L'Heureux n'en peut plus de voir ses confrères finir leurs jours brisés par des accusations sans fondement. «L'un d'eux n'en pouvait plus d'attendre un règlement rapide de justice; il est décédé d'une crise cardiaque à la veille de ses 65 ans.»

Amer, il n'a pas l'intention, lui non plus, de se présenter à la Commission de vérité et réconciliation. Pour lui, les dés sont pipés. «Il n'y a pas de vérité, pas de justice.»

Des cibles faciles

Les oblats qui ont travaillé dans les pensionnats indiens sont profondément meurtris par les révélations des dernières années. «La plupart d'entre eux étaient dévoués, dit l'historien Denys Delâge, de l'Université Laval. Ils ont donné leur vie pour s'occuper des «petits sauvages». Ils se débrouillaient avec presque rien. L'hiver, ils faisaient même des patinoires pour amuser les enfants...»

La volonté d'assimiler les peuples autochtones était une politique d'État, pas l'oeuvre des Églises, ajoute M. Delâge. «Le scandale, c'est qu'on arrachait des enfants à leurs parents dès l'âge de 6 ans.» Laissés à eux-mêmes, ces enfants devenaient vulnérables - une cible facile pour les prédateurs sexuels.

Réconciliation impossible?

Jusqu'ici, les Oblats ont été peu représentés aux audiences de la Commission. «Ils ont l'impression qu'on accorde une très grande place aux accusations des anciens pensionnaires, sans leur permettre de défendre leur réputation», dit le journaliste Daniel Tremblay, auteur d'un livre sur les pensionnats indiens du Québec.

Pour qu'il y ait réconciliation, ne faut-il pas que toutes les parties aient l'occasion de s'expliquer à la Commission, comme ce fut le cas au lendemain de l'apartheid en Afrique du Sud?

Selon la commissaire Mary Wilson, les deux événements ne se comparent pas. «Ceux qui avaient perpétré des crimes en Afrique du Sud cherchaient à obtenir l'amnistie. C'est pour cela qu'ils se sont présentés; ils avaient quelque chose à y gagner.

«Nous ne sommes pas une commission d'enquête; nous ne pouvons pas forcer les gens à se présenter. Le but, c'est de contribuer à la guérison, mais aussi à la compréhension collective d'une histoire perdue, ignorée ou cachée.»

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COMPENSATIONS

Combien de victimes?

Le Processus d'évaluation indépendant s'applique aux demandes d'indemnisation pour sévices sexuels et violences physiques graves dans les pensionnats autochtones.

TOTAL DES DEMANDES AU CANADA

> Reçues: 37 684

> Résolues: 19 811

> En cours d'étude: 17 873

> Indemnisations versées jusqu'ici: 1,856 milliard de dollars.