Vétéran de la Deuxième Guerre mondiale, agent de contre-espionnage, garde du corps de Larry Flynt, joueur de hockey, propriétaire d'un magasin d'alcool, André Martin a vécu une vie «difficile à résumer». La Presse a rencontré M. Martin, âgé de 87 ans, dans sa maison de Torrance, en Californie.

André Martin pense souvent à ce qu'il a fait durant la Deuxième Guerre mondiale. Il pense aussi à ce qu'il a fait, beaucoup plus tard, à un voleur vêtu d'un uniforme de la US Navy qui avait crié «Hold up!» en pointant un revolver sur lui dans le magasin d'alcool qu'il tenait, à Long Beach.

Il y pense chaque jour. Il y pense chaque soir, quand il dépose son revolver sur sa table de chevet et éteint la lumière.

«Le voleur pourrait trouver ma maison et décider de revenir se venger, explique M. Martin. Même après 40 ans.»

M. Martin habite à Torrance, ville située entre Los Angeles et Long Beach. À 87 ans, il a du mal à marcher sur de longues distances et vient de décider de vendre la dernière des trois voitures qu'il possédait.

Assis dans son salon, entouré de dizaines de photos de sa femme, de ses enfants et de ses petits-enfants, M. Martin parle de sa vie dans un français précis où l'on peut détecter une pointe d'accent américain. Il qualifie sa santé de «pas mal bonne».

André Martin a mené une vie compliquée et difficile à résumer.

«J'ai surtout été très chanceux. Très chanceux!», dit-il, en levant les bras au ciel, le regard embué.

André Martin est né à Montréal en 1925. Enfant, il adorait jouer au hockey. À 14 ans, quand il étudiait au collège Mont-Saint-Louis, il a voulu faire partie de l'équipe de l'école. «Tu es trop jeune», lui a répondu l'entraîneur.

M. Martin est donc allé jouer au Forum avec les Sweet Caporal, équipe parrainée par la société de cigarettes du même nom. Il est ensuite passé au National de Montréal, équipe des joueurs francophones, où il jouait aux côtés de Bernard Boum Boum Geoffrion. Mais la guerre a mis fin à tout cela.

«À 16 ans, j'ai dû donner mon nom. Quand j'ai eu 18 ans, l'armée m'a appelé.»

M. Martin s'est joint au Régiment de Maisonneuve, à Farnham, en Montérégie. Un jour, des officiers anglais ont visité le régiment et ont été impressionnés par son physique athlétique, de même que par sa maîtrise de l'allemand, qui lui venait des étés passés dans la famille de sa petite amie, Hilda, qui habitait près d'Oka.

Les Anglais l'ont envoyé à une base en Ontario, près d'Oshawa.

«Ça s'appelait le Camp X, et personne ne devait savoir que nous étions là. Nous ne portions pas l'uniforme. Nous étions habillés en civils, pour que les gens du coin ne prêtent pas attention à nous.»

Les hommes étaient formés aux techniques de la filature, du combat rapproché et des assassinats. «Ma spécialité, c'était l'utilisation de deux armes: le poignard et la corde de piano, deux techniques discrètes, qui ne font pas de bruit.»

M. Martin a ensuite été envoyé dans l'est du Canada et des États-Unis, avec comme mission d'arrêter les espions et les saboteurs allemands débarqués en Amérique et soutenus par un réseau clandestin de sympathisants hitlériens et d'Américains d'origine allemande.

Un chapitre documenté, mais souvent méconnu de la Seconde Guerre mondiale.

«Nous étions envoyés au Nouveau-Brunswick, en Nouvelle-Écosse, dans le Maine, le Massachusetts. Nous pouvions travailler des deux côtés de la frontière. L'armée recevait des informations sur l'arrivée des sous-marins allemands au large des côtes. Nos supérieurs nous dépêchaient sur la rive, pour cueillir les espions, qui arrivaient souvent dans des bateaux gonflables. Notre tâche était de les arrêter, pas de les tuer. L'armée voulait les interroger.»

De 1943 à 1945, il a ainsi arrêté «entre 20 et 30» espions allemands, se souvient-il.

«Des fois, il fallait prendre des gens en filature. On pouvait observer un gars durant des jours, comprendre ses habitudes, trouver le meilleur moment pour l'attraper.»

Certaines missions se sont mal passées, mais M. Martin ne veut pas en parler. «J'ai fait ce que j'ai fait. Il y a des choses dont je n'ai jamais parlé, même à mes enfants.»

Après la guerre, il a essayé de trouver du travail à Montréal, mais s'est heurté à un mur.

Les Canadiens français n'avaient pas d'argent pour l'engager. Les Canadiens anglais ne voulaient pas embaucher un francophone.

«Ce sont les Juifs qui m'ont donné une chance», dit-il.

M. Martin a travaillé pour Jack Gold, propriétaire d'une boutique de vêtements, à l'angle des rues De Bleury et Sainte-Catherine.

En 1952, attiré par la Californie, il a déménagé à Torrance avec Hilda (devenue sa femme), pour vite trouver du travail comme machiniste chez Shell Oil, où il a passé 17 ans. Puis, il a touché sa pension et acheté un magasin d'alcool, à Long Beach.

En 1972, André Martin était propriétaire de 15 logements, qu'il rénovait et louait. Il a décidé de ne plus travailler. «Je me suis dit: j'ai assez de revenus pour vivre comme ça.»

Un jour, un ami qui travaillait pour Larry Flynt, excentrique propriétaire du magazine Hustler, lui a annoncé que Flynt cherchait un chauffeur qui ferait aussi office de garde du corps.

«Je suis allé passer l'entrevue dans sa maison de Bel Air, se souvient M. Martin. C'était une villa incroyable. Les gens pensent que Larry Flynt est propriétaire d'un magazine. Non! Il a plusieurs magazines, il a des livres, des films, etc. Cet homme-là est à la tête d'un empire.»

M. Martin a obtenu le travail. Pendant un an et demi, il a conduit Flynt dans les rues de Bel Air et de Los Angeles, et a veillé à sa sécurité personnelle.

Il n'a pas aimé l'expérience.

«Flynt et sa femme faisaient toujours la fête. Les gens buvaient et prenaient de la drogue dans la limousine pendant que je conduisais. Flynt pouvait s'enfermer dans sa chambre à coucher pendant une semaine. Ce n'était pas mon milieu... Je ne suis pas un homme parfait, mais je n'ai jamais été attiré par le party et la drogue. J'étais un père de famille! J'ai fini par démissionner.»

M. Martin a eu deux filles et un garçon, et il est plusieurs fois grand-père.

Sa femme, Hilda, est atteinte d'alzheimer et habite dans un établissement spécialisé, à 15 minutes de taxi de chez lui. M. Martin va la voir cinq jours par semaine.

«Elle ne parle plus français ni allemand, mais elle parle toujours anglais. Quand elle me voit, elle me dit: I love you! I love you! » M. Martin a toujours eu du mal à parler du temps où il était dans l'armée.

«Ce n'est pas comme dans un livre, où on peut fermer ça et passer à autre chose. Je n'en parle pas. Mais j'y pense. Chaque jour. Mais, tout compte fait, j'ai eu une bonne vie, une très bonne vie»

Les lecteurs québécois vont croire qu'il est détraqué parce qu'il dort avec un revolver sur sa table de chevet, dit-il.

Il y a 40 ans, son arme lui a servi à tirer sur le voleur qui avait fait irruption dans son magasin d'alcool. Il l'a atteint à la gorge.

L'homme est tombé par terre dans une flaque de sang. Le voleur a fait de la prison, mais il est sorti depuis longtemps.

«Je ne suis pas fou, laisse tomber M. Martin. J'ai eu une vie différente. C'est tout.»