La Presse a visité clandestinement plusieurs chenils sanctionnés par des inspecteurs mandatés par le ministère de l'Agriculture, des Pêcheries et de l'Alimentation du Québec (MAPAQ) au cours des dernières années. Toujours ouverts, ces établissements aménagés dans des cabanons, granges ou sous-sols, où les chiots sont vendus quelques centaines de dollars, sont le reflet d'une législation qui manque de mordant. Ces chenils improvisés pullulent dans la province. Selon certains organismes, il y en aurait près de 2000. Une industrie lucrative, où de nombreux chiots endurent un véritable enfer en attendant de devenir le meilleur ami de l'homme. Une lueur d'espoir cependant se laisse entrevoir avec la tenue aujourd'hui et demain d'une consultation à l'Assemblée nationale concernant le projet de loi P-51 qui pourrait remplacer la Loi sur la protection sanitaire des animaux actuellement en vigueur.

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ÉLEVAGE DANS UN SOUS-SOL

Aucune pancarte ni indice n'annoncent un chenil. Une femme grille une cigarette dans le stationnement de l'entrée de cette résidence en peu délabrée de Wotton, dans les Cantons-de-l'Est. Nous prétendons être à la recherche d'un chiot. Elle nous invite à entrer et saisit le téléphone pour prévenir sa mère de notre présence. Des aboiements résonnent au sous-sol. La mère en émerge, trois yorkshires adultes dans ses bras.

Cette femme, la propriétaire, raconte qu'une portée est prévue dans une semaine. Le prix de ses chiots: de 500 à 800$. Elle refuse de nous montrer la mère, au sous-sol. «Elle serait trop nerveuse», explique-t-elle.

La propriétaire a été reconnue coupable en 2009 de n'avoir pas su garder propre et sûr l'élevage en question, qui comptait 117 chiens, au passage des inspecteurs d'ANIMA-Québec. Elle avait alors dû acquitter une amende de 1040$.

Elle dit maintenant préférer un endroit plus modeste et de plus petites races. Difficile toutefois de saisir l'ampleur de son élevage puisqu'elle nous en refuse l'accès. Seuls les aboiements nous rappellent la présence animale. La propriétaire ne nous a pas rappelés.

CHENIL EN BOIS POUR 75 CHIENS

On y débouche en roulant un bon moment sur une route cahoteuse à Saint-Nicéphore, près de Drummondville. «Élevage Gigi», dit la pancarte installée au bord du chemin. Des enclos en bois de toutes tailles, rafistolés tant bien que mal, sont éparpillés sur le terrain. La propriétaire, Ginette, nous accueille sous les hurlements de quelques dizaines de chiens, 75 selon elle.

L'éleveuse a reçu une amende en 2006 pour avoir laissé son chenil en mauvaise condition.

La propriétaire nous entraîne dans son petit bureau. «Maternité, entrée interdite», peut-on lire au-dessus d'une porte battante. Elle y entre et ressort rapidement avec deux caniches d'à peine 10 jours, puis deux shih tzu de 7 semaines. Par l'entrebâillement de la porte, on remarque dans une pièce sombre un mur de cages où se trouvent des chiens, des sacs de nourriture empilés. On demande à voir la mère, mais la propriétaire refuse sous prétexte qu'elle serait trop énervée. Peu importe la race, le prix des chiots va de 350 à 375$.

À l'extérieur, les chiens s'agglutinent contre les grilles à notre passage. La propriétaire précise qu'exploiter ce chenil constitue une tâche colossale et nécessite trois employés.

Jointe après notre visite, elle assure s'être occupée de ses chiens. «Ça fait 38 ans que je fais ça. C'est ma vie, les chiens, et ici, ce n'est pas une usine à chiots. Les inspecteurs me reprochent toujours d'avoir des installations en bois. Et je conteste toujours parce que c'est des niaiseries. Mes chiens sont super bien, ne manquent de rien et ne tombent jamais malades», précise Ginette, qui ajoute détenir un permis de la municipalité pour élever ses chiens.

UNE NICHE SOUS LE TRAMPOLINE

Notre prochaine escale se fait dans la municipalité de Sainte-Sabine. D'un côté de la route, un grand enclos où une dizaine de chiens de diverses races ont le museau collé au grillage. Marielle, la propriétaire, nous amène voir une portée de chiots dans une boîte de carton, dans un abri Tempo sans bâche, puis sous un trampoline, où une autre portée vit dans une caisse en bois.

Nous nous dirigeons ensuite vers le bâtiment principal, où se trouvent plusieurs enclos. L'un d'eux renferme une portée de lévriers de 3 jours avec leur mère. L'endroit, qui se résume à une litière de paille sur des planches, est réchauffé par une lampe suspendue.

Un couple de lévriers sur le point de se reproduire partage un enclos. La femelle, handicapée, se tient péniblement sur trois pattes. Quatre bouviers adultes s'entassent dans le suivant et deux chiots de quelques semaines gigotent dans un autre près de la porte. La propriétaire dit faire de l'élevage depuis 16 ans. Elle a reçu une amende en 2010 pour ne pas avoir maintenu propre le lieu où elle garde ses 75 chiens.

«J'avais un plancher en bois parce qu'avant j'avais des chevaux, et j'ai eu une amende parce qu'il fallait que ça soit peint ou recouvert d'un plastique. Ce n'était pas de la mauvaise volonté, mais plus un état d'esprit: c'est un animal et c'est correct comme ça. J'ai été élevée sur une ferme et c'est notre manière de faire», explique Marielle.

AIDANTE NATURELLE ET ÉLEVEUSE

Le lac Aylmer s'étend presque au pied de l'élevage Jacqueline, que signale un écriteau au bord de la route. L'éleveuse nous accueille au pas de sa porte, suivie de son mari en fauteuil roulant. L'homme a fait un AVC l'an dernier, ce qui force sa femme à s'occuper de lui à temps plein. Elle gère un élevage de plusieurs dizaines de chiens, aménagé dans une annexe en bois. De sa maison, on entend les bêtes aboyer.

«Je n'ai que 12 chiens», s'empresse-t-elle de dire. Le bruit aigu augmente et irrite carrément le tympan dès qu'on pousse la porte de l'élevage, spécialisé dans les caniches et les shih-poo (croisement de caniche et de shih tzu). On entre d'abord dans une salle où sont entreposées une dizaine de cages vides. La propriétaire s'engouffre dans le chenil par une porte battante sur laquelle il est inscrit «privé», qui donne sur une grande pièce où sont éparpillés des enclos et des cages en bois. Elle nous propose de chiens d'âge et de pelage variés dont le prix, très bas par rapport au marché, va de 150$ (pour un chien de 6 mois) à 350$. Elle propose également une formule clé en main: carnet de santé (avec deux vaccins), couverture, nourriture (1,5 kg) et un guide du nouveau propriétaire.

Elle avoue que sa passion, qu'elle pratique depuis 18 ans, est plus difficile à concilier avec le handicap de son mari. Jointe par téléphone par la suite, Jacqueline déplore que ses clients puissent encore voir sur les moteurs de recherche qu'elle a été condamnée à une amende de 1060$ par ANIMA-Québec, le 18 janvier 2008 pour n'avoir pas maintenu ses 70 chiens dans un habitat salubre.

UN CHIOT INERTE AU MILIEU DES ABOIEMENTS

«Chiots à vendre», peut-on lire en grosses lettres peintes sur une façade de grange visible de l'autoroute 20, à la hauteur de Saint-Cyrille-de-Wendover. Le Chenil des Voltigeurs est un endroit bien connu, mais pas pour les bonnes raisons.

Sur un terrain qui ressemble à une décharge à ciel ouvert, la maison du propriétaire voisine le chenil.

À notre arrivée, Naji, le propriétaire, nous interpelle. Il nous fait monter sans hésitation à l'étage de la vieille grange.

Son chenil a été piégé en 2008 par une équipe de l'émission Enquête de Radio-Canada, en plus de recevoir la visite des inspecteurs d'ANIMA-Québec l'année précédente. Ces derniers l'avaient condamné à une forte amende pour l'insalubrité des lieux, le manque d'eau, les risques pour la sécurité et la santé des animaux et la présence de chiens malades. L'endroit abritait alors 200 chiens.

La situation ne semble guère plus reluisante aujourd'hui. Outre l'insupportable vacarme, l'odeur vous prend au nez, même si le nombre de chiens semble à première vue moindre.

Les lieux ne semblent pas insalubres, mais les conditions d'élevage laissent songeur: des enclos grillagés dans lesquels sont entassés jusqu'à sept chiens.

Le propriétaire entre dans une cage pour en ressortir avec un caniche blanc au pelage jauni et qui se détache par croûtes. Il est le seul à ne pas aboyer ni même à bouger...

Il explique en faire cadeau à 250$, avec deux vaccins en prime, et précise que tous les papiers sont en règle.

Avant de partir, on fait le tour de la pièce et de l'autre côté, où s'entassent des chiens plus âgés et deux teckel gestantes. L'une est à moitié aveugle et a des bosses sur le corps; l'autre, apeurée, se tient debout sur deux pattes devant un nouveau-né roulé en boule, qui semble sans vie. Joint au téléphone, le propriétaire du chenil a simplement dit qu'il avait fait plusieurs changements depuis le passage des inspecteurs mais a coupé court à la conversation.

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DÉBUSQUER UN ÉLEVAGE SUSPECT

Le verdict est unanime. Pour Yves Gosselin et Sébastien Kfoury, docteurs en médecine vétérinaire à l'Hôpital Rive-Sud, les conditions dans lesquelles sont gardés les chiens dans les élevages que nous avons visités sont inacceptables.

«C'est absolument inadéquat. Ce n'est pas pire que ce qu'on fait vivre à des poulets, mais c'est parce qu'on voit le chien comme n'étant pas un poulet, et avec raison», lance le Dr Kfoury après avoir visionné à peine quelques secondes les images captées à l'aide d'une caméra cachée.

«Tout bon éleveur va vous permettre de voir la pouponnière, l'endroit où les chiots sont gardés. Il n'y a rien de mieux pour un chiot que de voir des humains et de socialiser», précise-t-il.

Éleveur de labradors pure race, Alain Jetté a même mis au point un protocole de stimulation des chiots qui sont amenés à socialiser dès leurs premiers jours.

Il porte également une attention toute particulière à la génétique de ses animaux, contrairement aux usines à chiots dans lesquelles la reproduction est axée sur le volume. «Je fais passer toute une batterie de tests à mes chiens: les hanches, les coudes, les yeux, pour ne citer que ceux-ci, sont examinés pour garantir la pureté de la race. On ne fait pas ça pour l'argent, mais pour la passion», dit l'éleveur, qui a un emploi à plein temps et investit d'importantes sommes dans son élevage, où les chiots coûtent de 900 à 2000$.

Autres indicateurs qui devraient mettre la puce à l'oreille à tout acheteur responsable pour débusquer un élevage suspect: l'odeur, le bruit et la quantité de chiens gardés dans des installations en bois (et non en acier inoxydable). «Le signal d'alarme est clair: quand on trouve plus de deux races dans un élevage et que les installations semblent improvisées, il vaut mieux rebrousser chemin», conclut le Dr Sébastien Kfoury.