Toronto a réussi une percée historique cette semaine en retirant la sécurité d'emploi à une partie de ses cols bleus. Alors que la pression s'accentue pour réduire les dépenses publiques partout au pays, plusieurs s'attendent à ce que d'autres villes lui emboîtent le pas. La Presse décortique aujourd'hui la méthode Ford.

Quand le maire Rob Ford est monté sur le pèse-personne lundi pour une pesée publique, comme chaque semaine depuis qu'il s'est lancé le défi de maigrir, l'aiguille affichait toujours 310 livres. Si son régime personnel tarde à donner des résultats, il a réussi cette semaine une importante percée pour mettre en branle le régime pour lequel il a été élu: sabrer la masse salariale de sa ville.

Rob Ford aime répéter que la Ville de Toronto est trop grosse. À commencer par ses quelque 50 000 employés qui accaparent la moitié (48%) de son budget de 9,4 milliards. Après avoir encaissé plusieurs importants revers depuis son élection, en décembre 2010, le maire vient de signer sa première victoire importante en faisant plier le coriace syndicat des cols bleus de Toronto.

Après avoir débrayé en 2002 et en 2009 pour préserver leur sécurité d'emploi, les 6000 syndiqués ont accepté lundi de perdre cette protection pour les employés comptant moins de 15 ans d'ancienneté.

Ce qui a changé depuis? Le maire et sa stratégie de négociation: frapper vite et fort. À peine deux semaines après l'échéance de leur contrat de travail, Toronto leur a lancé un ultimatum. Soit ils acceptaient de perdre leur sécurité d'emploi, soit la Ville décrétait un lock-out.

Responsable des négociations, Doug Holyday estime avoir privé les cols bleus de leur principale arme: les ordures. «Normalement, le syndicat fait traîner les choses jusqu'à l'été parce que si les discussions ne progressent pas à son goût, il menace de faire la grève, dit le maire adjoint. Un arrêt de l'enlèvement des ordures est plus facile à gérer en hiver. On peut entreposer les poubelles dans les parcs puisque les gens les utilisent moins qu'en été. Ça gèle, alors c'est moins incommodant. En été, ça devient intolérable.»

La stratégie a fonctionné. «En 10 ans de négociations, je n'avais jamais rien vu de tel, confie Mark Ferguson, président du syndicat des cols bleus. Ç'a été difficile autant en raison du nombre que de l'importance des demandes. Ils étaient prêts à carrément déchirer notre contrat de travail. C'est une pression qu'on n'avait jamais vue dans le monde municipal, ni nulle part au Canada.»

Ancien technicien ambulancier paramédical, Mark Ferguson estime avoir sauvé les meubles pour la majorité de ses membres. Plus de 70% d'entre eux ont plus de 15 ans d'ancienneté, l'âge moyen des cols bleus de Toronto étant de 52 ans. Quand on demande au chef syndical s'il craint d'avoir ouvert une boîte de Pandore, l'homme qui aime gesticuler pour marquer son propos croise les bras pour la première fois de l'entrevue. «Non. Je pense qu'on vient simplement de montrer que les syndicats sont prêts à faire des compromis.»

Porte ouverte

Or, Toronto vient bel et bien d'ouvrir une porte pour d'autres villes et peut-être aussi pour des gouvernements provinciaux, estime Bryan Evans, professeur de droit du travail à l'Université Ryerson. «La Ville de Montréal ne pourra peut-être pas menacer ses employés de lock-out, mais je suis sûr qu'ils vont appeler pour se renseigner et trouver un bon cabinet d'avocats pour essayer d'imiter Toronto.»

L'universitaire constate que les périodes de crise économique sont souvent accompagnées d'importants reculs pour les syndicats du secteur public. Selon lui, Toronto n'est que le début.

Il reste que, pour le professeur Bryan Evans, ce n'est pas une victoire sur toute la ligne puisque l'administration Ford souhaitait réduire davantage encore la force du syndicat. Selon lui, les syndiqués peuvent remercier la baisse de popularité du maire. Rob Ford a perdu d'importantes batailles depuis son élection, notamment lors du dernier budget et plus récemment avec l'implantation d'une nouvelle ligne de métro. Désormais, davantage de Torontois se disent insatisfaits de son travail que l'inverse, selon un sondage mené la semaine dernière.

Le bras droit du maire, Doug Holyday, jubile néanmoins devant les concessions arrachées aux cols bleus. «Le syndicat nous a offert de sacrifier trois années d'augmentations salariales pour sauver la sécurité d'emploi. C'est beaucoup pour un syndicat.» Mais l'administration Ford avait faim et a seulement accepté de réduire en partie sa principale demande.

Ancien homme d'affaires, Doug Holyday, qui était maire d'Etobicoke jusqu'à la fusion avec Toronto en 1998, est connu pour ses vues à droite. Le magazine torontois NOW l'a qualifié en 2003 d'«ennemi public numéro un» en raison de son conservatisme.

La privatisation

Maintenant qu'il est numéro deux à la Ville, Doug Holyday souhaite étendre à Toronto ce qu'il a commencé à faire dans son ancienne ville: la privatisation des services municipaux.

Après une douloureuse grève dans la collecte des ordures, l'ancien maire d'Etobicoke a décidé de sous-traiter le service en 1995. Sa défunte ville est d'ailleurs la seule partie de Toronto à ne pas avoir été enterrée sous des montagnes de sacs-poubelle lors de la grève de 2009, souligne-t-il fièrement.

Déjà, Toronto a annoncé que la collecte des ordures sera confiée au privé dès le mois d'août pour la moitié ouest de la ville. Doug Holyday refuse de dire pour l'instant s'il compte profiter du nouveau contrat de travail des cols bleus pour étendre la sous-traitance à tout l'est, mais le syndicat des cols bleus s'y attend fortement.

La privatisation d'autres services est à prévoir. D'ailleurs, pour justifier la décision de s'attaquer à la sécurité d'emploi, le maire adjoint explique que la Ville avait beau confier des services au privé pour essayer d'économiser, elle devait toujours replacer les employés.

Toronto a voulu abolir 148 postes il y a quelques années, mais a dû replacer ces employés dans d'autres services, dont les employés avaient eux-mêmes le droit d'être replacés ailleurs. En vertu de la convention, jusqu'à 600 déplacements étaient possibles dans ce jeu de chaise musicale. La nouvelle convention en prévoit un maximum de quatre. «Abolir ces 148 postes a pris trois ans et ça nous a coûté 10 millions. On ne peut pas vivre comme ça», plaide Doug Holyday.

Mais les cols bleus qui auront à vivre avec l'incertitude sur l'avenir de leur travail digèrent mal leur nouveau contrat de travail. Paul, ancien éboueur maintenant mécanicien, craint maintenant de perdre son emploi, lui qui travaille pour Toronto depuis «seulement» 14 ans. «Où est le gras que Ford avait promis de couper? C'est moi, le gras?»

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Les cols bleus de Toronto 



> Âge de la retraite: 65 ans (certains employés sont admissibles dès 55 ans)

> Partage du régime de retraite: 50% employés, 50% Ville

> Sécurité d'emploi: Un employé comptant plus de 15 ans d'ancienneté dont le poste est supprimé a droit à un nouveau poste dans un autre service. Ceux avec moins d'ancienneté sont remerciés.

> Salaire moyen: 63 500$ (79 400$ en incluant les avantages sociaux)