Certains sont directeurs généraux. D'autres gestionnaires financiers, procureurs à la cour municipale, secrétaires. Ces fonctionnaires des municipalités québécoises en ont assez de l'intimidation et de la violence dont ils sont trop souvent les victimes silencieuses. Après le meurtre de la directrice générale de Saint-Rémi-de-Tingwick, en 2009, et l'agression de deux employés de la Ville de Verchères il y a un peu plus d'une semaine, une quinzaine d'associations professionnelles municipales ont décidé d'unir leurs voix pour briser la loi du silence. Ils militent pour promouvoir ce printemps une «politique tolérance zéro» à l'échelle de la province, et espèrent obtenir le soutien du ministère des Affaires municipales.

«Toi et moi, on va régler ça dans la rue». Un ancien directeur général d'une petite municipalité se souvient très bien de l'invitation lancée avec fureur par l'un de ses administrés, en plein hôtel de ville. Imposant comme une «armoire à glace», ce citoyen réputé «gueulard» en avait contre les règlements de sa ville en général, et son directeur général en particulier.

Poursuivi pour menaces et voies de fait, l'agresseur a finalement fait amende honorable. Mais son ancienne victime, qui préfère garder l'anonymat, croit que trop souvent ce type de comportement est passé sous silence, par honte, tolérance mal placée, crainte de représailles ou certitude que les choses peuvent s'arranger.

«On vient nous dire après: «Excuse-moi, j'étais frustré.» On croit aussi que les taxes paient nos salaires, et que ça donne tous les droits. Mais vas-tu te comporter comme ça à l'épicerie ou chez Desjardins? Alors, pourquoi le faire dans le monde municipal?», s'interroge-t-il.

«Omertà»

Il n'existe pas de statistique officielle sur le phénomène de la violence et de l'intimidation des employés municipaux. La Sûreté du Québec ne recense pas les plaintes déposées dans ce genre d'affaires, et les policiers montrent peu de zèle devant ce qui passe pour des querelles de voisinage, croient certaines victimes. Mais, le phénomène est bien réel.

«Si on a une expérience de 20 ans dans le monde municipal, il n'y a aucune possibilité qu'on n'ait pas vécu au moins une fois de l'intimidation, à moins de vivre sur un nuage», tranche Guy Charland, directeur général de l'Association des directeurs municipaux du Québec (ADMQ).

Trop souvent, les petites communautés exercent la loi du silence, croit celui qui a déjà été physiquement agressé par un citoyen.

«Le drame, c'est que les gens refusent de porter plainte. Il y a une forme d'omertà.»

Les prétextes à accrochages sont nombreux: des impôts locaux qui augmentent trop, une amende qui passe mal, un zonage de terrain litigieux, ou tout simplement un problème de voisinage.

«Des questions de zonage et de permis sont souvent à l'origine des problèmes de voisinage qui traînent pendant 15 ans. Souvent, on va venir nous voir pour régler les problèmes, et c'est comme ça qu'on embarque dans les dossiers sensibles», dit Charles Ricard, président de l'ADMQ.

«Massacre à la scie»

Johanne Nadeau, directrice générale de Saint-Prosper, une municipalité de 3700 habitants dans Chaudière-Appalaches, pourrait écrire un roman avec les incidents dont elle dit avoir été témoin et victime.

Elle raconte tout d'abord un épisode qui a fait date chez les employés municipaux: le «massacre à la scie». Ou comment une inspection pour une coupe de bois illégale a dégénéré, quand l'inspecté s'est lancé, tronçonneuse à la main, aux trousses de l'inspectrice.

«Il est parti avec sa chainsaw, et ils ont eu la peur de leur vie, se souvient Johanne Nadeau. Depuis, on appelle ça "massacre à la scie"». Une plainte a été déposée, puis retirée peu après.

Quelques années plus tard, c'est un contremaître municipal qui a essuyé la colère de l'un de ses «chums de hockey» excédé par une intervention de la Ville près de chez lui. «Il a dit au contremaître: "Mon tab... je vas chercher mon 12 et te tuer"», relate Mme Nadeau. Le drame annoncé n'a heureusement pas eu lieu, et aucune plainte n'a été déposée.

De son côté, la directrice générale n'a pas été épargnée par les attaques machistes dont elle a fait les frais depuis son arrivée à l'hôtel de ville de Saint-Prosper.

«On m'a déjà dit: "Toi ma tab... tu prends le trou d'un homme" ou encore "moi, je parle pas à une femme"», dit celle qui a installé une caméra de surveillance sur son terrain.

«Dans les petites places, un directeur général se fait appeler, se fait menacer, déplore-t-elle. On est le premier palier de gouvernement, et les gens rentrent dans nos bureaux comme dans un moulin, en tapant du poing sur la table.»

Tolérance zéro

Depuis la mort de Renée Vaudreuil, tuée à l'hôtel de ville de Saint-Rémi-de-Tingwick par Robert Godbout, un citoyen qui opérait un zoo illégal chez lui, l'ADMQ rêve que toutes les municipalités se dotent d'une politique contre la violence. Trois ans plus tard, c'est presque chose faite. L'ADMQ a réussi à fédérer plusieurs associations professionnelles autour d'une idée simple: la violence, entre employés, employés et élus et employés et citoyens, est intolérable.

Si certaines villes se sont dotées de politiques contre l'intimidation et le harcèlement, bien des municipalités plus modestes n'ont pas adopté de codes similaires, faute de ressources financières, juridiques ou de volonté politique.

«L'ADMQ a investi du temps et de l'argent et a fait approuver tout ça avec un procureur. C'est solide et objectif. C'est un outil pratique qui évite les règlements inapplicables. Avec notre politique de tolérance zéro, ce qu'on dit aux municipalités, c'est «n'essayez pas de réinventer la roue, partez déjà avec ça», dit Marc Laflamme, directeur adjoint de l'ADMQ.

Trop longtemps, les élus se sont réfugiés derrière l'idée que des incidents violents n'arrivaient que dans les zones ultrarurales de la province.

«Verchères, c'est la preuve que ça peut arriver partout», estime M. Laflamme.

La politique de tolérance zéro évitera-t-elle tous les dérapages? Une semaine après les deux agressions de l'hôtel de ville de Verchères, le maire semble encore incrédule par rapport aux événements qui ont secoué sa communauté.

Quand Rolland Belzil s'est présenté à l'hôtel de ville de Verchères, il y a un peu plus d'une semaine, il affichait un calme olympien. Jamais Luc Fortier, directeur général de cette petite ville de la Rive-Sud, ni son adjoint, François Massicotte, n'auraient pu se douter qu'ils allaient être agressés quelques minutes plus tard. Arrêté par la police, accusé de tentatives de meurtre, Rolland Belzil est aussi soupçonné d'avoir tué son voisin, avec qui il était en conflit ouvert, avant de se rendre à l'hôtel de ville.

«C'est sûr qu'on se demande si on est assez préparés par rapport à ce genre de choses. Mais on ne peut pas barrer la porte à une personne qui se présente poliment et calmement», croit le maire de Verchères, Alexandre Bélisle.

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Pour éviter les gestes de «bûcherons»

Une quinzaine d'associations municipales militent pour l'adoption de la politique de tolérance zéro sur la violence en milieu municipal. Elles espèrent mener la campagne ce printemps pour l'adoption de cette politique, aux côtés des grandes organisations municipales et espèrent avoir l'appui du ministère des Affaires municipales.

«Pour nous, c'est un geste incitatif qui pourrait permettre aux villes qui n'ont pas de politique d'avoir au moins des balises», dit Martine Lévesque, directrice générale de l'Association des directeurs généraux des municipalités du Québec.

La politique aidera ainsi les employés à savoir comment réagir par rapport à une personne qui hausse trop le ton, et informera les usagers, à l'instar de ce qui existe dans certains bâtiments gouvernementaux, que leurs interlocuteurs ont aussi leur propre seuil de tolérance.

«Un document n'a jamais empêché quiconque de faire quelque chose, mais ça peut permettre de faire de la sensibilisation dans les petites communautés», croit Charles Ricard, président de l'ADMQ.

La politique encourage aussi les victimes d'intimidation à la dénoncer. «Quand un employé se plaint, il faut qu'il y ait une suite, un rapport de police, une mise en demeure», dit-il.

La politique de tolérance va mettre le holà. «On va mettre le frein, et arrêter de se comporter en bûcheron», résume Guy Charland.

La politique de tolérance zéro se voit un outil qui s'adresse aussi aux formes de violence que les élus peuvent aussi exercer sur leurs employés.

«Il y a encore des pas à franchir. On verra bien jusqu'où le milieu municipal est prêt à aller», dit M. Charland.