Après 30 ans à la Sûreté du Québec, Robert Lafrenière a subi maintes fois l'épreuve du feu, connu les prises d'otages et géré les interventions d'urgence. Pour ses anciens collègues policiers, son intégrité ne fait aucun doute. Aujourd'hui, à titre de commissaire de l'Unité permanente anticorruption, il souhaite juguler le phénomène de la corruption au Québec.

À travers les carreaux sales de la maisonnette de Saint-Alphonse-Rodriguez, on peut voir les quatre bandits. Affalés dans des fauteuils, ils regardent la télé. Méfiants, ils portent leur revolver à la ceinture. Sur la table basse, devant eux, ils ont déposé leurs mitraillettes.

«À un moment donné, il faut que tu décides... et tu as une seconde!», explique Robert Lafrenière. Ce soir-là, en 1988, il était le chef d'équipe du Groupe d'intervention de la Sûreté du Québec. Une fois que ses hommes ont encerclé le repaire des quatre Québécois qui ont tué deux gardiens de camion blindé à Calgary, toute la responsabilité tombe sur ses épaules: une seconde pour choisir entre l'intervention, qui risque de dégénérer en bain de sang, ou l'humiliant repli, le black out, selon l'expression consacrée, quand on juge que le moment propice n'est pas venu.

Les bandits se rendent compte du piège qui se ferme sur eux. Lafrenière doit décider si ses hommes doivent foncer ou reculer. Ils foncent. Tétanisés, les malfaiteurs se rendent sans qu'un coup de feu n'éclate.

Après 30 ans dans la SQ, Robert Lafrenière raconte avec minutie ces passages délicats. Responsable pendant des années du Groupe d'intervention de la police, il a subi maintes fois l'épreuve du feu, les prises d'otages, les interventions d'urgence. Il a traversé 11 fusillades -la plupart des patrouilleurs parviennent à la retraite sans en avoir vécu une seule. «Ça tirait plus souvent, à l'époque. Il y avait davantage de vols de banque, de gens armés qui se barricadaient.» Les «GI Joe», les têtes brûlées ne sont pas les bienvenus dans cette unité d'élite, qui fête son 30e anniversaire ce week-end. «Il faut des gens équilibrés, on ne prendra pas des champions de tir ou des superathlètes s'ils n'ont pas l'esprit d'équipe», explique Lafrenière. On retient environ 1 candidat sur 10.

Ben Laden

Quand les Seals ont donné l'assaut sur la retraite de ben Laden, le 1er mai, ce téléspectateur d'exception était rivé à l'écran. «Un hélicoptère dans l'enceinte et deux à l'extérieur pour bloquer un éventuel mouvement de foule», les principes de base des interventions, observe-t-il. Après la crise d'Oka, à l'automne 1990, c'est à lui qu'on a demandé de revoir de fond en comble le processus d'intervention de la SQ.

Quand, durant le verglas de 1998, la métropole ne tenait virtuellement plus qu'à un fil -une seule ligne amenait l'électricité à l'usine de traitement d'eau-, Robert Lafrenière était à côté de Lucien Bouchard comme responsable des mesures d'urgence, une promotion qu'il avait eue six jours plus tôt! Il sera responsable de la protection des personnalités et garde du corps du premier ministre -comme son frère, d'ailleurs. Il était là aussi comme patron des policiers au moment du Sommet des Amériques, pour protéger les chefs d'État, assiégés par les anarchistes.

L'an dernier, à 57 ans, à la recherche d'un «exutoire», Lafrenière s'est remis au parachutisme, un passe-temps qu'il avait abandonné 20 ans auparavant. Il a ajouté 18 sauts à sa longue liste.

Aussi, ce printemps, il a accepté d'être nommé commissaire à l'Unité permanente de lutte anticorruption. Jack Bauer deviendra-t-il Eliott Ness?

De «l'action» en 2011

Ex-directeurs de la SQ, ses anciens patrons Guy Coulombe et Florent Gagné ont les mêmes mots pour le décrire: «Un homme méticuleux, d'un sang-froid remarquable.» «Même au restaurant à 10 h le soir, il parle encore police», raconte un ancien employé politique. Après avoir quitté la SQ, il a été un temps analyste pour RDI, où on a remarqué sa préparation, son souci du détail. Pour ses anciens collègues policiers, son intégrité ne fait aucun doute.

Il reste à savoir, confie-t-on, si sa proximité avec le monde politique n'a pas émoussé sa détermination. Dans les quatre dernières années, il a en effet été sous-ministre adjoint puis sous-ministre en titre à la Sécurité publique. Mercredi, à l'Assemblée nationale, le député péquiste Stéphane Bergeron a rappelé qu'il était bien près de Jacques Dupuis quand Luigi Coretti, de BCIA, a frappé à la porte pour obtenir le permis de port d'armes que la SQ lui avait refusé.

Dans les officines de la Sécurité publique, on prédit un affrontement avec Jacques Duchesneau, l'ancien patron de la police de Montréal, mandaté pour lutter contre la collusion dans les contrats du ministère des Transports. Deux personnalités fortes.

Robert Lafrenière aime bien les «tableaux», confient ses anciens collègues -il aime qu'on lui présente les organigrammes compliqués représentant les liens entre les groupes criminels. Assez rapidement, d'ici un an, il se fait fort d'avoir établi la cartographie de la corruption au Québec. «Il va y avoir de l'action en 2011, je vous l'assure!»

«Par sa permanence, notre unité va exercer une pression continuelle contre la corruption. Marteau était là pour trois ans», rappelle-t-il.

Après des mois durant lesquels se sont succédé les révélations percutantes, les insinuations souvent, quant aux pratiques du milieu de la construction, «la confiance des Québécois est un peu altérée. Mon mandat est de la ramener. Poussé à l'extrême, cela ferait fuir les investisseurs. Je dois faire en sorte qu'on puisse dire que ce phénomène (la corruption) est jugulé!» La corruption est-elle l'apanage de Montréal et de sa couronne? «Souvent, elle apparaît avec le développement immobilier», explique-t-il.

Quand on lui demande si le Québec et ses médias sont frappés de psychose depuis deux ans, il répond: «La corruption est un problème mondial.» Son groupe a déjà bien des appels, des courriels de citoyens qui dénoncent des situations dont ils sont témoins. Il s'agit de démêler le bon grain de l'ivraie. L'UPAC aura aussi une mission de «prévention» -des élus municipaux, des fonctionnaires ne se rendent pas toujours compte qu'ils sont entraînés dans des actes illicites. «Cela commence avec des invitations à de bons repas, puis à une partie de pêche, les épouses se rencontrent, deviennent amies... C'est là qu'on peut vous demander une contrepartie. Vous êtes dans le piège et n'osez plus dénoncer!», explique l'ex-policier. «Avec notre système de signalement et de dénonciation sans représailles, on frappe au coeur du problème», estime-t-il.

Son unité comptera près de 200 personnes au total. Pour l'heure, une centaine sont à pied d'oeuvre. Les procureurs se font encore tirer l'oreille. Le recrutement est en marche. Pour l'instant, les sept avocats mutés de l'escouade Marteau suffisent à la tâche. D'une prudence de Sioux, Robert Lafrenière refuse même de dire combien d'employés ont été affectés à l'enquête sur l'administration de Montréal, un mandat précis du ministre Robert Dutil.