Les ahmadis, membres d'un mouvement musulman pieux et pacifiste, sont persécutés au Pakistan par les fondamentalistes. Plusieurs ont dû fuir leur pays pour survivre. Certains ont échoué en Ontario, où ils ont fondé une petite enclave en banlieue de Toronto. Son nom: Peace Village. Une communauté de 3000 ahmadis qui compte sept rues, toutes nommées en l'honneur d'un personnage religieux et situées à un jet de pierre d'une somptueuse mosquée. Portrait d'une communauté qui témoigne de la longue et parfois difficile route vers l'intégration.

«Killed in the name of Allah», lit-on sur la grande affiche noire du quartier général de la communauté ahmadie à Maple, en banlieue de Toronto.

 

Sous la phrase, une liste d'environ 250 noms. Tous des musulmans, la plupart du Pakistan ou de l'Asie du Sud-Est, assassinés par d'autres musulmans, ceux-là fondamentalistes.

Le tort des victimes? Être des ahmadis, un mouvement musulman pacifiste qui croit que le prophète Jésus n'est pas mort sur la croix, et qui obéit à une nouvelle lignée de califes, instaurée au XIXe siècle par Ghulam Ahmad (voir encadré).

À Peace Village, nom de leur quartier résidentiel, tout le monde a une histoire d'horreur à raconter. «Les fondamentalistes viennent parfois cogner à la porte le soir pour nous effrayer. Parfois, ils brisent les lumières», raconte Lal Khan Malik, président de la communauté au Canada.

Blotti sur le sofa de cuir marron de son étroit bureau, il explique que les fondamentalistes ne lancent pas seulement des menaces. Ils les mettent aussi à exécution.

Chez eux au Pakistan, les ahmadis sont considérés comme hérétiques. Depuis les années 80, le gouvernement leur interdit de pratiquer leur religion. «Si je prie, je prends un risque», raconte doucement M. Malik.

Il y a quelques années, la voiture de son cousin a été interceptée à un feu rouge. Deux hommes ont braqué des fusils sur son crâne et l'ont abattu.

Les ahmadis sont devenus des mouches qu'on écrase, avec un certain succès. Ceux qui le peuvent fuient le pays. Ils sont maintenant 35 000 dans la région de Toronto, quelques centaines au Québec, et quelques milliers à Calgary.

«Nous, les ahmadis, on aime tout le monde», se plaisent-ils à répéter comme un mantra. Mais des frictions existent quand même. Des quotidiens - surtout Le Figaro - ont critiqué la «fermeture» de Peace Village. Martha Eleen, une peintre torontoise qui a séjourné quelques semaines dans la communauté pour un projet artistique, note un certain malaise à Maple. «En buvant un verre un soir dans un restaurant, mes voisins de la table secouaient la tête quand je leur expliquais mon projet. 'Quoi? me lançaient-ils. Et en plus, tu habites dans leur sous-sol? '.»

Peut-être est-ce leur grande mosquée construite au coût de 4,5 millions et que certains perçoivent comme un drapeau planté dans «leur» territoire, ou encore le centre communautaire qui sera construit en 2011. Peut-être que d'autres rechignent en retrouvant le Pakistan Post et le Pakistan Times à l'épicerie du coin, mais pas le Globe and Mail ou le Toronto Star. Il y a peut-être aussi la place des femmes.

Les maisons des ahmadis sont construites sur mesure, avec deux salons distincts. Un pour les hommes, l'autre pour les femmes. Mais les ahmadis se défendent de tout prosélytisme. Ils n'arrivent pas en conquérants, insiste M. Malik. En fait, Peace Village marque pour eux le fil d'arrivée d'un long voyage, qui ne ressemble en rien à une victoire.

Son voile enlevé, une commerçante raconte sa petite histoire. Fille de noble, mariée à un militaire. Le couple a abandonné ses deux maisons et ses domestiques pour échapper aux fondamentalistes. Elle est arrivée l'hiver, complètement fauchée, sans manteau. Quand elle s'est cassé le bras, elle a dû prendre l'autobus pour aller à l'hôpital. Tous ces sacrifices pour élever leurs enfants en sécurité. Aujourd'hui, ils vont à l'université. Et elle passe encore la journée dans son magasin vide. Sa vie ressemble à un maillon sacrifié pour perpétuer la chaîne. «S'il vous plaît, n'écrivez pas mon nom, demande-t-elle après 30 minutes de conversation. Mon mari n'aimerait pas cela. Vous savez comment ils sont, nos maris...»

Le moule de Maple

À partir de Toronto, on emprunte l'autoroute 402. On prend la sortie en apercevant le monstre de ferraille de Wonderland. Le quartier de Maple, qui l'entoure, ressemble à une haie taillée. Peu importe le quartier résidentiel, les maisons plutôt cossues viennent du même moule, tout comme les centres commerciaux en bungalow.

Peace Village détonne seulement à cause de sa grande mosquée. C'est pour s'en rapprocher et y prier cinq fois par jour, si possible, qu'Hamid Rahman y a acheté une maison. «C'est le cas des autres aussi. Le village s'est développé ainsi, un peu par défaut. Ce n'était pas prémédité. Ce n'est pas si différent des quartiers chinois ou italiens», explique en français l'ancien diplomate et journaliste. Derrière lui à la télé, un vieux discours du calife ahmadi joue en sourdine à la télé.

Né à l'Île Maurice, le polyglotte a aussi vécu au Pakistan, à Paris et à Londres avant d'emménager dans cette banlieue dortoir. Il traduit aujourd'hui des manuels d'instructions «que personne ne lit».

«On n'exclut personne, assure-t-il. Vous savez, il y a quelques chrétiens ici, et même un couple de juifs russes. Les gens de toutes les croyances peuvent habiter chez nous.»

M. Malik et lui disent avoir des amis non ahmadis. Des amis athées aussi? «Hum... Non, je ne pense pas», répond le président de la communauté. Plus tard en soirée, il nous invite à souper. Il essaie très gentiment de socialiser. «Pensez-vous que vos Oilers de Montréal ont une chance cette année?»

«Non, ce n'est pas nous»

Mercredi, 20h25, Peace Village. Trois étoiles se lèvent au-dessus du minaret pendant que les ahmadis sortent de leur maison. Ils marchent lentement vers la mosquée. C'est l'heure de la prière du soir.

À l'intérieur, un gamin avec une casquette de AC/DC tournée vers l'arrière se glisse entre des hommes en tenue traditionnelle ou en survêtements de sport. Quelques sonneries de cellulaire résonnent pendant qu'un adolescent prononce un sermon sur l'autorité parentale.

À la sortie, une journaliste de la CBC interpelle le premier homme qu'elle voit, Saleem Farhan Khokhar. Elle le questionne sur Faizal Shahzad, le présumé terroriste de l'attentat raté à Times Square. «On dit que son frère habite dans la région de Toronto. Le connaissez-vous?» M. Khokhar répond que non. Il soupire. «Ce n'est pas nous, les agresseurs», nous dira-t-il plus tard. Il ajoute: «une madrassa (école coranique) d'intégristes a ouvert dans le coin. Une fois qu'elle ouvre, il est déjà trop tard. C'est inquiétant...»

Un monde différent

Que les ahmadis habitent sur Bay Street ou dans Peace Village ne change rien à une chose: ils vivent dans un monde différent. Leur vie ressemble à un sentier déjà tracé, où tout a un sens. Le mariage, la famille, la mort. Azam Sher Khan, professeur de 31 ans et maniaque de basketball, habite chez sa mère avec sa femme et son jeune fils. Il nous reçoit à 20h pour la collation. «Notre famille a acheté quatre maisons les unes à côté des autres, explique-t-il. Mon frère habite celle à gauche, et moi, je vais bientôt m'installer dans l'autre avec ma femme.»

Pour un ahmadi, rencontrer sa femme n'est pas toujours facile. «On préfère que les garçons et les filles ne socialisent pas trop ensemble», explique M. Rahman. L'amour et la sexualité appartiennent au mariage, selon lui.

Mais ne faut-il pas socialiser pour rencontrer sa future conjointe? «Parfois, les mariages sont arrangés», répond-il. Cela risque-t-il de créer un ghetto? Il ne le croit pas. «Regardez autour. Que voit-on? On voit un quartier paisible peuplé de familles avec des belles maisons, un boulot et une ou deux voitures devant l'entrée. Si c'est ça le ghetto, alors vive le ghetto!»