Durant ses 32 années passées sur les chemins de fer du Canada, Colin Mann a fermé les yeux une bonne dizaine de fois, sinon plus, fort conscient de son incapacité à freiner son engin à temps pour éviter l'éventuelle destruction d'un être humain ou d'un véhicule.

Neuf de ces accidents ont causé la mort.

«Il n'y a rien à faire. Soit que vous vous étendiez au sol, soit que vous fermiez les yeux pour ne rien voir», explique M. Mann, d'une voix presque neutre.

«Certains opérateurs regardent (la scène), et c'est là le problème, selon moi. Ils vont voir la personne les regardant, les yeux grands ouverts», ajoute cet opérateur de trains.

Des chercheurs de l'Université du Québec à Montréal veulent entendre des histoires comme celle de M. Mann, dans le cadre d'une étude sur les décès survenus le long des chemins de fer, un phénomène trop horrible pour y trouver un sens, selon la plupart des gens, mais trop bien connu de ceux qui passent leur vie sur les 48 000 kilomètres de voies ferrées au pays.

Dans leur lettre acheminée aux travailleurs, les chercheurs expliquent que «le projet a pour objectif général de mieux comprendre les suicides et accidents associés aux chemins de fer, et leurs impacts».

L'étude, menée par le Centre de recherche et d'intervention sur le suicide et l'euthanasie à l'UQAM, est financée par Transport Canada, en collaboration avec l'Association des chemins de fer du Canada, la Conférence ferroviaire de Teamsters Canada et Opération Garautrain.

«On n'en sait pas encore assez sur le phénomène des suicides pour déterminer s'il existe des pistes de solution», reconnait Dan Di Tota, directeur national de Opération Garautrain, un organisme formé en 1981 dans le but de réduire les accidents le long des chemins de fer et prévenir les intrusions sur les sites des compagnies ferroviaires.

Mais si le mystère continue de planer autour du phénomène des suicides sur les voies ferrées, on a pu glaner beaucoup plus d'informations sur les traumatismes qu'ils laissent sur les membres d'équipage des trains.

M. Mann, aujourd'hui âgé de 64 ans, se fait stoïque lorsqu'il parle des incidents dont il a été témoin.

«C'est la vie, je suppose...», a-t-il soupiré lors d'une entrevue téléphonique accordée de sa résidence, en Ontario.

Il n'a relaté que quelques détails des incidents et ne pourrait dire avec précision le nombre de tragédies dans lesquelles il a été impliqué. Toutefois, il se rappelle très bien du jour où il a vu un homme, assis en plein centre du chemin de fer, attendant le train de passagers sur lequel M. Mann travaillait.

C'était l'aube, le train se déplaçait à 110 km en direction sud, et M. Mann et le chauffeur croyaient avoir décelé un morceau de carton pris dans la voie ferrée.

«C'était lui assis bien droit. Nous avons actionné le sifflet et, en même temps, nous avons dit «Merde, il y a quelqu'un d'assis là-bas ». Nous avons déclenché le système d'urgence et nous lui sommes passés dessus.»

M. Mann est persuadé qu'il s'agissait d'un suicide, mais dans les autres cas dont il a été témoin, il n'en est pas aussi certain.

Un rapport de Transport Canada, produit en septembre 2007, affirme que le suicide est la raison première des intrusions sur les sites des compagnies ferroviaires.

Bien qu'il soit difficile d'obtenir des statistiques en lien avec les gens qui s'enlèvent la vie, le rapport soutenait qu'environ 50 pour cent de tels décès sont bel et bien des suicides.

L'étude, qui comprend quatre étapes, ne fait que commencer à saisir l'ampleur du fléau. M. Di Tota espère voir le rapport final d'ici la fin de l'année.