«Je n'ai pas beaucoup de respect pour les usages parlementaires qui ne sont ni de notre temps ni de notre milieu, et s'il n'en tenait qu'à moi, tous ces rites poussiéreux qui encombrent et retardent nos procédures disparaîtraient au cours de la session qui commence.» Ainsi s'exprimait Daniel Johnson père en 1966, dont l'exaspération était tout aussi sentie quand il déclara, quelques mois plus tard: « e suis assez fatigué de regarder le premier ministre!»

Le Parlement, c'est n'importe quoi, a aussi écrit Ian Hunter, professeur de droit émérite de l'Université Western, en Ontario, dans un texte sur la prorogation paru le 10 février dans The Globe and Mail: «Depuis l'avènement de la charte des droits, le Canada n'est pas une démocratie parlementaire, c'est une autocratie judiciaire. Les décisions importantes -qu'il s'agisse d'avortement ou d'euthanasie (...)- sont prises par des non-élus, dans des tribunaux. Suspendez les travaux à la Cour suprême du Canada et vous vous retrouvez avec une crise constitutionnelle. Suspendez le Parlement et vous vous retrouvez avec un interlude hivernal.»

Le politologue Louis Massicotte trouve que ce professeur exagère. «Tout ce que la Cour suprême peut faire, c'est déclarer inconstitutionnelles des lois que continue de faire le gouvernement.»

«Le gouvernement Harper pensait que cette prorogation passerait comme une lettre à la poste, poursuit M. Massicotte. Au contraire, ça a touché un nerf et fait fondre comme neige au soleil l'avance de Stephen Harper. Comme si les gens se disaient que, au final, mieux vaut un Parlement hargneux et chicanier que pas de Parlement du tout.»

Cela étant, et M. Massicotte est le premier à en convenir, il s'en dit, des insanités, à Québec et à Ottawa. «Quand deux groupes de politiciens passent leur temps à dire tout le mal qu'ils pensent les uns des autres, ça discrédite inévitablement la classe politique. En même temps, si les juges de la Cour suprême devaient eux aussi tenir leurs discussions au vu et au su de tous plutôt que dans l'intimité de leurs salles feutrées, paraîtraient-ils toujours sous leur meilleur jour? Les chefs d'entreprise, qui ont de bien plus gros salaires et des pouvoirs considérables, ont eux aussi compris l'importance d'être le moins souvent entendus.»

Dans le système politique américain, c'est tout le contraire. «Le président peut s'enfermer dans la Maison-Blanche et ne consentir qu'à quelques conférences de presse, continue M. Massicotte. Dick Cheney (vice-président sous George W. Bush), en son temps, n'était à peu près jamais astreint à répondre à quelque question que ce soit.»

Sheila Copps serait particulièrement bien placée pour médire sur le Parlement, elle qui s'est déjà fait traiter de putain (slut) en pleine Chambre des communes. Oui, dit-elle, la période des questions, c'est du théâtre. Mais comment pourrait-il en être autrement? Les députés de l'opposition ont 35 secondes par question, les ministres, 35 secondes pour répondre. Et bien sûr, c'est à qui sera le plus percutant «puisque chacun veut avoir son petit bout à la télévision».

Le plus dommage, dit-elle, c'est que, en dehors de la période des questions -en commission parlementaire, notamment-, les débats sont autrement plus sereins.

Idem à Québec. «Les gens seraient surpris de savoir la proportion de projets de loi adoptés à l'unanimité», dit l'ex-ministre péquiste Louise Harel.

Un jeu partisan qui a son utilité

Sheila Copps a bien rigolé quand le républicain Joe Wilson a dû s'excuser après avoir traité de menteur le président Obama en plein discours. «Au Canada, ce genre d'attaque fait partie du débat courant et ne vire jamais au scandale! Bien sûr, on ne criera pas «menteur». On n'en a pas le droit. Mais on enrobera en accusant l'autre de «dire un mensonge». »

Oui, il y a parfois dérapage, mais l'ancienne ministre fédérale s'inscrit cependant en faux contre ceux qui avancent que le Parlement, c'est n'importe quoi. «S'il y avait eu une période des questions aux États-Unis, la guerre en Irak n'aurait sans doute pas duré aussi longtemps», avance Mme Copps.

Enlevez la période des questions, et certains dossiers attireraient pas mal moins d'attention, relève aussi l'ex-ministre péquiste André Boisclair, qui évoque le cas des écoles juives: «On était très contents d'avoir un vrai forum à ce moment-là plutôt qu'une conférence de presse au moment choisi par le ministre.»

«À Ottawa, l'affaire des documents retenus par le ministre Christian Paradis aurait eu pas mal plus de retentissement si le Parlement n'avait pas été prorogé», fait observer pour sa part Gilles Lesage, qui a été correspondant parlementaire pendant 30 ans à Québec.

«La période des questions, c'est un jeu politique et partisan, mais il a son utilité, poursuit-il. Oui, c'est le haut lieu des pièges à ours et des pelures de banane, mais ça donne quand même des pistes aux journalistes et au public.»

M. Lesage rappelle que la controverse autour de l'ex-ministre David Whissel, à Québec, «est sortie en Chambre, par petits bouts de phrases, par mots détachés», et puis les médias ont pris le relais.

«Même quand les réponses sont partielles, ça permet aux journalistes d'aller plus loin. Et les gens ne sont pas fous: ils voient bien quand les politiciens se défilent.»

Un grand nombre de questions posées en Chambre s'inspirent des journaux du matin, poursuit M. Lesage. Parfois, ça va plus loin: des journalistes demandent aux politiciens de poser au Parlement les questions qu'eux-mêmes voudraient poser aux ministres. «Moi, je n'aime pas trop cette façon de faire, mais que peuvent faire les journalistes quand les ministres les envoient à hue et à dia?»

«Quand j'étais dans l'opposition, on s'organisait pour être deux ou trois sur le même sujet, explique Sheila Copps. À la première question, le ministre répond calmement. À la troisième question, la pression monte, ça se met à bouillir et là, les vérités sortent», explique Sheila Copps.

Futile, vraiment?

Pour un exercice que l'on dit souvent futile, il fait et défait pourtant bon nombre de carrières, relève pour sa part André Boisclair. «Je me souviens qu'au moment du débat sur la succession de Robert Bourassa, Lucienne Robillard a si brillamment répondu aux questions de Jacques Brassard (ex-ministre péquiste) qu'on a fini par parler d'elle comme d'une candidate à la succession.»

Quand on répond, l'important, c'est de trouver un juste milieu. «Jean Rochon prenait toutes les questions au premier degré, sans les évacuer, sans s'esquiver, évoque Louise Harel. Il répondait à tout, et ça a fini par le desservir. À l'inverse, Philippe Couillard a très vite appris à ne jamais répondre aux questions et à contre-attaquer en se référant au passé plutôt que de commenter la situation présente. Ça marche un temps mais, au bout de quelques années, ça finit par paraître.»

«Il ne faut pas évaluer la période des questions isolément, mais sur le long terme, dit Benoît Pelletier, ex-ministre québécois des Affaires intergouvernementales. Les citoyens ne peuvent pas s'attendre à avoir toutes les réponses à une période de questions donnée, mais à la longue, le gouvernement est obligé d'apporter un minimum de réponses.»

Un ministre qui ne répond pas ou qui est mal à l'aise, ça a tôt fait de paraître et d'être amplifié par les médias, dit M. Pelletier. De même, la période des questions peut mettre l'opposition devant ses contradictions. «C'est en Chambre que les faiblesses de Mario Dumont ont apparu au grand jour, quand on lui a demandé à répétition où il prendrait l'argent pour réaliser ses objectifs. Aussi, depuis quelques mois, c'est en Chambre que réapparaissent les questions sur l'éthique posées au gouvernement.»

En tant qu'ex-présidente de l'Assemblée nationale, Louise Harel croit pouvoir prévoir les moments de haute tension. Ce sont, à son avis, les mois précédant des élections (ou, à plus forte raison, les périodes de gouvernement minoritaire) et ces sessions où les questions de l'éthique et de l'intégrité reviennent à répétition sur le tapis.

Il lui est arrivé, cependant, de n'avoir pas prévu le coup. «Si on compte Charlottetown, j'ai vécu trois épisodes référendaires, mais la fois où l'agressivité a le plus monté, c'est lors de la loi sur le partage du patrimoine familial. Dans les couloirs, j'entendais mes collègues lancer: «En tout cas, la maudite, elle n'aura rien.»»