Ils s'approprient des champs qui ne leur appartiennent pas. Le fruit de leur récolte est illégal. Ce sont les cultivateurs de marijuana. Bienvenue dans l'univers de cette culture devenue une spécialité québécoise.

Huit heures du matin. Éric et Sylvain (noms fictifs) chargent leur voiture de sacs de jute et de sécateurs pour aller récolter les fruits d'un labeur qui a duré tout l'été, à quelques kilomètres de leur maison.

Après s'être assurés d'être à l'abri des regards, les deux hommes cagoulés s'enfoncent dans les épis de maïs. Avec leur sac à dos, ils ressemblent à de vrais commandos. Pendant 30 minutes, ils zigzaguent en courant à travers les sillons. Ils arrivent finalement au pied d'un plant de cannabis dont le vert tranche au milieu du maïs devenu jaune depuis quelques semaines.

La quarantaine de plants qui se trouvent dans ce champ auraient bien pu passer dans la faucheuse du fermier qui récolte à quelques mètres de là. Cachés dans le maïs, les deux mariculteurs sont d'ailleurs visiblement effrayés par sa présence.

«Ça fait 15 ans que je fais pousser du pot, dit Éric en arrachant un plant. Cette année, on en a planté environ 800 dans 10 champs différents. On en perd à peu près la moitié. Parfois, les cultivateurs les arrosent avec des herbicides. Il y a aussi la police qui en confisque. Mais ce qu'il y a de plus choquant, c'est tous les voleurs qui se servent dans nos récoltes.»

Sylvain et Éric plantent leurs boutures à la fin du mois de juin. Ils espacent chacune d'entre elles d'une trentaine de mètres afin de déjouer les resquilleurs. La récolte de Sylvain et Éric représente une goutte d'eau dans l'océan de la production québécoise de marijuana. À titre d'exemple, la Sûreté du Québec a confisqué 694 630 plants entre les mois d'avril à septembre 2009, selon le sergent Marc Butz. Ce n'est qu'une fraction de la production, au sujet de laquelle il est difficile d'obtenir des données précises.

Le Québec, producteur no 1

Après avoir déposé leur récolte dans leur voiture, Sylvain et Éric se rendent dans un autre champ où se côtoient soya, maïs et... marijuana.

«Il y a une foule de personnes qui en font pousser dans la région, affirme Sylvain, les mains tachées de résine verte. C'est beaucoup moins tabou que lorsque j'ai commencé, il y a 15 ans. Ce ne sont plus seulement des "bums" et des gars de bicycle qui font ça. Il y a même des habitués de la messe le dimanche qui en font pousser! Mais il ne faut pas se péter les bretelles avec ça, sinon, on ne dure pas longtemps dans le milieu.»

Cette banalisation a permis au Québec de devenir le producteur no 1 de cannabis au pays de l'érable. Tant pour la quantité que pour la qualité de sa production, il a dépassé la Colombie-Britannique depuis 2006, selon le caporal Jacques Bordeleau, du service de sensibilisation aux drogues et au crime organisé de la Gendarmerie royale du Canada.

La population ferme souvent les yeux devant ce phénomène. «S'ils n'y sont pas obligés, rares sont les gens qui veulent prendre position et dénoncer les producteurs, indique M. Bordeleau. Ils ont d'autres préoccupations.»

Crime organisé

De retour à leur ferme, les deux mariculteurs enlèvent enfin leur cagoule. Dans un grand garage, ils s'affairent à suspendre les plants récoltés pour les faire sécher. Il y en a partout, du plancher jusqu'au plafond. L'air est saturé d'effluves de marijuana.

Cette année, les récoltes n'ont pas été très bonnes, remarquent Éric et Sylvain. La pluie abondante a fait pourrir les fleurs - les «cocottes» - qu'apprécient les fumeurs.

«Je crois qu'on va en récolter une vingtaine de livres (environ 9 kg), estime Éric. On pense pouvoir obtenir de 1000$ à 1500$ la livre. Ce n'est pas une fortune pour tout le travail que ça représente. Les prix fluctuent selon l'offre et la demande. Si on croyait ce qu'ils disent à la radio, on en aurait pour un million!»

Il faudra attendre de deux à trois semaines avant de pouvoir séparer les «cocottes» des tiges et des feuilles. Cette étape va durer plus d'un mois. Trois autres personnes payées par Sylvain et Éric les aideront à couper les fleurs résineuses à l'aide de ciseaux.

Lorsque le cannabis est taillé et emballé, les deux producteurs le vendent au crime organisé. «Ça va à des gens qui en amassent de gigantesques quantités, explique Éric. Ce sont de grosses cliques. Ils envoient souvent ça aux États-Unis.»

Des petites frousses

En 15 ans, les deux mariculteurs ne se sont jamais fait prendre. «Ni par la police, ni par qui que ce soit d'autre, affirme Sylvain. On a souvent eu des petites frousses, mais rien n'est jamais arrivé.»

Même après toutes ces années, il y a toujours une petite montée d'adrénaline au moment de se lancer dans le champ. «C'est stressant, mais c'est mon petit côté rebelle. J'aime ça», confie Éric.

Ironiquement, les deux producteurs de marijuana n'en fument pas. «Si j'en prends, je m'endors pour le reste de la journée», dit Sylvain en accrochant un plant fraîchement récolté.

 

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Saisies de marijuana par l'opération Cisaille de la Sûreté du Québec

Bilan 2009 d'avril à septembre: 694 630 plants et 3619 kg de cannabis déjà récoltés

Bilan 2008-2009: 746 960 plants*

Bilan 2007-2008: 781 652 plants et 8780 kg de cannabis déjà récoltés

Bilan 2006-2007: 740 408 plants et 7756 kg de cannabis déjà récoltés

Bilan 2005-2006: 710 872 plants et 9702 kg de cannabis déjà récoltés

Bilan 2004-2005: 563 807 plants et 14 105 kg de cannabis déjà récoltés

* Le total des saisies de cannabis déjà récolté n'était pas disponible pour 2008-2009.

 

Régions où la SQ a saisi des plants de cannabis en 2009

Mauricie et Centre-du-Québec: environ 250 000 plants

Montérégie: environ 200 000 plants

Montréal, Laval, Lanaudière, Laurentides: environ 60 000 plants

Estrie et Outaouais: moins de 50 000 plants

Région de Québec: moins de 50 000 plants

 

Coût de gros du cannabis (en kilo)

Production cultivée à l'extérieur:

> Selon la GRC: de 1750$ à 2200$ le kg

> Selon deux producteurs de la Rive-Sud: de 2200$ à 3300$ le kg

> Selon une «trimeuse» de la Rive-Sud: environ 2600$ le kg

> Selon Marc Pelletier, rédacteur en chef du magazine spécialisé Skunk Québec: environ 4400$

Production cultivée à l'intérieur:

> Selon la GRC: environ 4400$ le kg

> Selon une «trimeuse» de la Rive-Sud: environ 6600$ le kg

> Selon Marc Pelletier, rédacteur en chef du magazine spécialisé Skunk Québec: jusqu'à 6600$ le kg