Kim Prangley habite Stanstead, village des Cantons-de-l'Est à cheval sur la frontière canado-américaine. La femme a la double citoyenneté. Elle vit au Canada et travaille à temps partiel dans une librairie située du côté des États-Unis. Mais elle a décidé que son dernier quart de travail serait ce samedi.

Avec les règles qui entrent vigueur lundi prochain, l'obligeant à présenter un passeport ou un permis de conduire Plus pour passer d'un pays à l'autre en voiture, elle préfère quitter ce petit emploi qui lui servait à arrondir ses fins de mois. C'est une question de principe. «En plus, il faudrait que j'achète un passeport et ça coûte presque 100 $.»

Pour la plupart des Montréalais, les nouvelles mesures ont peu de conséquences, sinon qu'ils devront apporter certains documents de plus quand ils passeront la frontière en voiture pour aller sur les plages du Maine ou passer un week-end à New York.

Mais pour les gens qui ont grandi dans un village frontalier comme Stanstead, c'est une autre histoire. Ils ont toujours mené une double vie entre le Canada et les États-Unis. Ils sont habitués de passer d'un pays à l'autre, que ce soit pour aller faire des courses ou aller visiter de la famille.

Depuis le 11 septembre 2001, les mesures de sécurité sont plus sévères à la frontière. «Avant, je traversais la frontière 10 fois par jour. C'était facile. Le douanier me saluait», raconte Mme Prangley.

Situé au bout de l'autoroute 55, Stanstead est «relié» par plusieurs rues au village américain de Derby Line. Si ce n'était pas de la frontière, sans doute qu'il n'y aurait pas deux, mais un seul village.

Pendant 24 ans, Mme Prangley a travaillé à la bibliothèque et salle d'opéra Haskel, qui sert les communautés de Stanstead et Derby Line depuis 1905. «On peut entrer dans la bibliothèque des deux côtés de la frontière, explique-t-elle. La scène de la salle d'opéra est du côté canadien et les sièges du côté américain.»

Trop vite

Comme beaucoup de citoyens de Stanstead, la femme voit les nouvelles mesures du 1er juin arriver plus vite que prévu. «Je dois renouveler mon passeport canadien. Ma fille a plein d'amis américains. Si elle a des problèmes de l'autre côté, je dois pouvoir aller la chercher.»

Hier matin, nous avons croisé Virginia Marrott alors qu'elle sortait de la bibliothèque. La jeune femme de 25 ans est née aux États-Unis, mais elle vit au Canada. Les nouvelles exigences à la douane lui semblent irréelles. «J'ai de la famille l'autre côté de la frontière. Si quelqu'un meurt, je devrai avoir mon passeport pour aller aux funérailles, illustre-t-elle. Je renoue mes voeux de mariage dans deux semaines et je ne sais pas si tous les membres de ma famille vont pouvoir venir. Je ne pense pas qu'ils ont tous fait faire leur passeport.»

Mme Marrott se procurera un permis Plus - qui lui permettra de passer la frontière terrestre américaine sans passeport -, mais seulement quand il sera temps de renouveler celui qu'elle a présentement.

De son côté, Damen Cox ne veut rien savoir du nouveau permis du gouvernement provincial doté d'une puce électronique, même s'il avait l'habitude d'aller faire le plein du côté américain.

«Je ne payerai pas pour conduire cinq minutes plus loin», dit-il sèchement. Pense-t-il à demander son passeport? «Je ne quitte pas le pays souvent, donc je n'en ai pas besoin.» Et ne parlez pas de «sécurité» au jeune homme d'origine ontarienne. «Il n'y a personne ici qui ressent une quelconque menace pour sa sécurité. On nous parle de territoire, alors que nous partageons tout depuis des années», fait-il valoir.

Un frein aux affaires locales

Damen Cox travaille au restaurant Millie's. L'établissement appartient à Bachar Chbib, qui a grandi pas très loin de Stanstead, à Coaticook, avec son père syrien et sa mère allemande. Cinéaste diplômé de l'Université Concordia, M. Chbib a vécu à Los Angeles pendant 15 ans, mais il a dû quitter les États-Unis peu de temps après le 11 septembre.

«Je suis revenu ici quand j'ai commencé à me faire harceler parce que mon passeport canadien indiquait que mon lieu de naissance était Damas, raconte-t-il. Depuis, je boude les États-Unis.»

Tout le monde connaît Bachar Chbib à Stanstead. L'homme de 49 ans a ouvert un bar, un dépanneur, une boutique de produits du terroir et trois restaurants, dont un qui s'appelle - paradoxalement - La Vieille Douane. Même s'il ne compte plus remettre les pieds aux États-Unis, il est tout à fait contre des règles plus strictes à la douane. «C'est un gros problème: 60% de ma clientèle est américaine. Cela fait un an qu'on parle de resserrer la frontière et déjà, les gens viennent moins.»

«Ce sont des communautés et des familles qui sont liées depuis 200 ans, mais le gouvernement sème la peur, dénonce-t-il. Ça change des vies qui sont paisibles.»

Stanstead a néanmoins la réputation d'être une passoire pour les immigrants illégaux. Ils vont souvent se réfugier au Centre d'interprétation du granit. Encore ce printemps, le président David Bourgon a vu des gens se faire pincer par la police. «Ils achètent un billet pour se cacher», explique-t-il.

Mais M. Bourgon n'est pas pour un resserrement de la frontière pour autant. «C'est ridicule. Ici, il faut montrer son passeport, alors que sur le lac Memphrémagog, tu arrives en bateau et tu dois arrêter à un téléphone qui te fait appeler à Ottawa.»

En effet, les plaisanciers qui naviguent des États-Unis au Canada sur le lac Memphrémagog doivent arrêter à un poste de douane, mais il n'y a pas d'agent entre 20h et 8h. Ils doivent empoigner un téléphone installé à cet effet pour faire leur déclaration à un agent de Douanes Canada.

Le cas de la rue Canusa

Dans la rue Canusa, à Stanstead, les maisons du côté sud sont en territoire américain, et celles du côté nord en territoire canadien. Un poste frontalier est situé au coin de la rue. Si les résidants américains veulent tourner à droite pour aller au Rona situé à peine 50 mètres plus loin, ils doivent passer par la douane.

Le propriétaire du Rona, Raymond Fluet, habite le 1 rue Canusa. Sa soeur a déjà habité en face de chez lui, du côté américain. Il ne pourrait plus aller la visiter comme il le faisait avant. «Aujourd'hui, si je rentre chez mon voisin d'en face, je vais me rapporter, mais pas si je lui parle dehors», indique-t-il.

L'homme de 68 ans est né à Stanstead. Sa vie a toujours été partagée entre les deux pays. Il ne craint pas que la nouvelle loi chasse de son commerce des clients américains. «Ils ne viennent déjà plus à cause du taux de change», dit-il.

C'est plutôt la notion de territoire qui l'agace. «C'est chez nous ici. Elle est là la ligne, mais ça ne veut rien dire. C'est quoi l'autre bord? Juste la continuité de mon pays, mais surtout des amis et de la famille», conclut-il.