Ce n'était pas la meilleure blague à faire, au moment où les corps de quatre soldats tombés au combat étaient rapatriés au Canada: «L'armée canadienne a besoin de souffler pour faire un peu de yoga, peindre des paysages ou courir sur les plages», a raillé la semaine dernière Greg Gutfeld, animateur du réseau américain Fox News, s'attirant les foudres de la classe politique à Ottawa.

N'empêche que, après sept ans de combats en Afghanistan, l'armée de terre canadienne est au bout du rouleau, selon les analystes militaires consultés par La Presse. Les soldats ne prendront peut-être pas des cours de yoga mais, «quand la mission sera finie, en juillet 2011, ce ne sera pas le temps de les envoyer au Darfour», dit l'ex-colonel Michel Drapeau.

C'est le chef d'état-major de l'armée de terre lui-même, le lieutenant-général Andrew Leslie, qui a tiré la sonnette d'alarme, le 9 mars, devant le comité sénatorial permanent de la défense. L'armée est «tellement sollicitée» qu'il faut songer à suspendre ses opérations pour un an à son retour d'Afghanistan, a-t-il déclaré. Une pause essentielle pour permettre aux soldats épuisés de reprendre des forces.

La situation est déjà critique. L'élastique est étiré à son maximum, bien qu'il reste encore deux ans à la mission, selon M. Drapeau. «On est juste sur la ligne. Il ne faudrait pas pousser tellement plus. Je pense qu'en 2011 il va y avoir un grand soupir de soulagement. Espérons qu'il n'y aura pas de crise d'ici là parce qu'on n'aura pas les moyens d'y répondre.»

Des départs massifs

Un «signe d'usure» qui ne trompe pas, c'est le nombre croissant de départs, surtout de militaires d'expérience. Après deux, trois, ou même quatre déploiements de six mois chacun en Afghanistan, bien des pères de famille «en ont assez de cette vie de nomade et des risques associés», dit M. Drapeau. De 6% au début de la mission, l'attrition est passée à 9% l'an dernier.

«Le recrutement n'est pas suffisant pour combler ces pertes, explique le major-général à la retraite Terry Liston. On recrute entre 7000 et 8000 soldats par année, mais on en perd autant.» Les Forces armées ne parviennent donc pas à accroître leurs effectifs de 1000 recrues par an, comme elles l'espéraient, pour renflouer leurs troupes.

La cause principale de ces départs massifs, c'est «le rythme exagéré d'activité associé à la mission en Afghanistan, qui engendre du stress, des burnout et un certain chaos administratif parmi les cadres et la troupe», selon M. Liston.

«Il n'y a pas assez de troupes pour maintenir le roulement des unités, explique-t-il. On déplace les soldats d'un endroit à l'autre pour combler le manque d'effectifs dans leurs rangs. L'essentiel du moral d'une armée, c'est la camaraderie, la cohésion des unités. Les gars s'attachent à leur régiment et, lorsqu'on les ballotte d'un endroit à l'autre pour boucher des trous, cela les décourage.»

Influencé par Rumsfeld

Pour cet ancien officier supérieur de l'armée, le constat est dur: «Il est impensable que le Canada, un des leaders du monde du point de vue économique, qui se vante de jouer un rôle important au sein des Nations unies, soit à bout de souffle en maintenant un seul bataillon de fantassins outre-mer.»

Selon lui, les milliards versés par Ottawa depuis quatre ans n'ont pas amélioré les choses. «L'argent a servi à acheter de l'équipement très cher, comme des chars blindés Leopard II, des hélicoptères Chinook et des avions de transport C-17. Cet engouement pour les capacités militaires exotiques a fait en sorte qu'on a négligé l'essentiel, les bataillons d'infanterie.»

M. Liston regrette que les Forces canadiennes aient été influencées par la vision de Donald Rumsfeld, ex-secrétaire à la Défense dans le gouvernement de George W. Bush. «Lui, il ne croyait ni aux opérations des Nations unies ni aux troupes sur le terrain. Il ne voulait que des frappes aériennes dirigées par des forces spéciales. Mais cette approche s'est montrée désastreuse en Irak et en Afghanistan.»

Le Canada s'est laissé entraîner, créant même son propre bataillon de forces spéciales. «Bien des gens se demandent si on a besoin de ces troupes secrètes. En 2011, notre armée sera prise avec ces forces et ces équipements exotiques, mais dépourvue du personnel nécessaire aux missions des Nations unies, par exemple au Congo ou en Haïti. C'est pourtant ce que les Canadiens attendent d'elle.»