C'est comme si votre voisin avait décidé d'acheter une Porsche pour constater rapidement qu'elle ne fonctionne pas et surtout qu'elle ne correspond pas à ses besoins. La luxueuse sportive reste pendant des années au garage, jusqu'à ce qu'il se décide, à partir des pièces du bolide, à bidouiller la familiale dont il a vraiment besoin.

Vous trouvez ça drôle? Attendez un peu. Toutes ses factures sont passées dans votre compte en banque!

C'est en gros ce qui s'est passé depuis 2002 à la Curatelle publique qui est prise avec un projet de modernisation informatique qui soulève l'ironie des employés et l'angoisse des administrateurs.

 

Lancée en 2002, à partir d'une enveloppe de 18 millions accordée par Québec, la modernisation du système de la Curatelle devait être terminée quatre ans plus tard, fin 2006. Elle s'est transformée en une aventure chaotique qui aura duré 10 ans, et coûté deux fois plus que prévu - 21 millions de plus ont dû être injectés l'an passé.

De guerre lasse, la Curatelle avait laissé tout en plan pendant deux ans, tant les travaux étaient mal barrés du point de vue des dirigeants de cet organisme qui administre les biens et les revenus de 11 000 personnes déclarées inaptes à le faire.

La pagaille épidémique dans la modernisation des systèmes informatiques au gouvernement du Québec a provoqué une prise de position incendiaire, hier, du président du Syndicat des professionnels du gouvernement (SPGQ). Commentant le reportage de La Presse, sur le dérapage informatique à la CARRA, Gilles Dussault observe que le choix systématique de la sous-traitance pour l'informatique «est un véritable gaspillage de fonds publics».

Les professionnels dans tous les organismes font le même constat: en informatique, «les biens livrables sont rarement livrés à temps, il arrive qu'ils ne soient pas livrés du tout, ils coûtent les yeux de la tête, sont souvent incomplets et nécessitent pour leur mise en service des changements importants qui doivent être conçus et réalisés par le personnel gouvernemental».

Un consultant informatique coûte en moyenne 750$ par jour, «ce sont des dizaines de millions, voire des centaines qui sont ainsi gaspillés», de lancer M. Dussault.

À la Curatelle, DMR avait eu un premier contrat de 3 millions au début 2002, pour faire les analyses préliminaires. Puis après un processus d'appel d'offres, LGS avait obtenu un contrat de 8 millions pour développer le système à partir d'un progiciel SAP. Après bien des tergiversations, les relations entre les deux firmes sont devenues intenables. LGS a jeté l'éponge et encaissé 500 000$ pour laisser DMR seule en piste.

En mars 2006, quatre ans et 7,5 millions plus tard, DRM fait son constat: le système ne pourra pas fonctionner avec le progiciel choisi.

La même année, en commission parlementaire, la Curatrice de l'époque, Nicole Malo, s'était retrouvée sur la sellette pour expliquer ce projet chaotique qui était toujours en voie de garage.

En dépit du constat de DMR, le Conseil du Trésor pousse pour qu'on adopte ce type de plateforme - SAP, Cisco ou Oracle fournissent ces mégaprogrammes susceptibles d'être adaptés à une foule de besoins.

C'est à ce moment que la Curatelle décide de tout mettre au congélateur, le temps que ses propres informaticiens retournent à la planche à dessin pour trouver une solution qui corresponde aux véritables besoins de l'organisme. Cela prendra deux ans.

«On a opté pour quelque chose de plus classique, en tenant compte que le Curateur n'est pas une si grande organisation publique», d'expliquer à La Presse Sylvain Gendreau, le responsable du projet à la Curatelle.

Après 12 millions de dollars de contrats alloués on décide donc plutôt de moderniser le système existant, qui datait de 1998, au lieu de revoir en totalité l'architecture du système. «On va récupérer 75% du travail réalisé», insiste M. Gendreau. Les pertes sèches pour ce qui a été fait jusqu'ici sont de 3,4 millions, évalue sa collègue Francine Bélanger. Il s'agit d'un projet fort complexe, indique M. Gendreau qui s'insurge quand on observe qu'il en aura coûté 4000$ par citoyen administré par la CARRA. Il fallait concevoir un logiciel qui peut faire les rapports d'impôt de ces clients, mais aussi gérer leurs avoirs, payer leurs frais d'hébergement, etc.

Les pertes de 3,4 millions sont essentiellement les coûts de la licence de SAP, inutile, et les honoraires de DMR pour constater que ce logiciel ne conviendrait pas au projet.

Mais les employés de la Curatelle, dont le travail n'a pas changé d'un iota - «aucun livrable» n'a été installé à ce jour, sept ans après le début du projet en 2002 - ne sont pas au bout de leur peine. Les premiers changements au système informatique sont attendus pour l'automne prochain, mais il faudra attendre 2012 pour voir fonctionner le nouveau système dans sa version définitive.

Et surtout, Québec devra injecter 21 millions supplémentaires pour arriver au bout du parcours.

Ironiquement, parce que ses informaticiens sont désormais mobilisés pour récupérer le projet bancal de modernisation, la Curatelle a dû signer un nouveau contrat, de 3 millions sur trois ans, avec une autre firme, Systématix, pour que quelqu'un s'occupe de l'entretien normal de son système informatique.