La voie ferrée s'élève comme un véritable mur à mesure qu'on avance vers le bout de la rue. Le haut remblai qui la supporte, qui doit bien faire 10 m de haut, domine le grand terrain couvert de neige, la maison à deux étages et l'atelier de mécanique de Richard Cardin, qui fait penser à un petit cottage des années 60.

C'est sur ce grand terrain de 26 000 pieds carrés, qui longe la voie ferrée du CN, que Richard Cardin, 49 ans, mécanicien de profession et propriétaire du petit garage de quartier qui porte son nom, s'est bâti une vie, depuis 23 ans. Sa maison, son garage, son job.«J'ai tout construit, clou par clou», répète-t-il avec fierté en faisant visiter sa propriété, tout au bout de la rue Notre-Dame dans la petite municipalité de Charlemagne. Son terrain, souligne-t-il, est le lot le plus à l'ouest de cette banlieue de 5700 habitants, à l'est de Montréal.

Et c'est précisément là que, dans quelques mois, l'Agence métropolitaine de transport (AMT) compte aménager un grand stationnement ainsi que la gare de Charlemagne, où s'arrêtera le futur train de l'Est, un train de banlieue de 400 millions de dollars annoncé pour 2010 entre Mascouche et Montréal.

Un an et demi après avoir appris, presque par accident, que sa propriété était sur le chemin du projet de l'AMT, Richard Cardin est un homme brisé par l'angoisse, le doute, la peur. La colère aussi. Une colère sourde qui se meut en lui, qu'il réprime, mais qui remonte soudain à la surface comme un geyser au beau milieu d'une phrase, comme s'il revivait en boucle des moments «intenses» de ses difficiles relations avec la Ville de Charlemagne et l'AMT.

Pris au dépourvu

Ça a commencé au début de juillet 2007. M. Cardin reçoit un appel d'une firme d'évaluateurs agréés de Laval, qui veut prendre rendez-vous pour l'évaluation de sa propriété. Surpris, M. Cardin demande pourquoi on veut évaluer sa propriété. L'évaluateur l'informe alors que c'est en vue de son expropriation par le ministère des Transports.

Complètement pris au dépourvu, Richard Cardin tente immédiatement de joindre la municipalité de Charlemagne. C'est vendredi, on est en juillet, il est tard l'après-midi. Personne ne répond. Il faudra attendre à lundi. Il passe un week-end d'enfer.

«Je sentais que quelqu'un jouait avec ma vie comme si c'était un yo-yo, et je n'aimais pas ça du tout.»

Le reste de cet été-là, se souvient-il, a passé comme un mauvais rêve. Y compris ses vacances. Talonnant les fonctionnaires municipaux et les employés de la firme d'évaluateurs, le mécanicien voulait savoir ce qu'il adviendrait de son chez-lui, de son commerce. Que disait l'évaluation? Devait-il se préparer à partir? Et combien allait-on lui offrir? Serait-il indemnisé pour la perte de ses clients? De ses stocks? Fallait-il fermer le garage?

C'est à cette époque que ses deux grandes filles, qui entraient au cégep, ont demandé à leur père où elles devaient s'inscrire pour pouvoir rester avec lui. Après une hésitation, il s'est rendu comptequ'il ne savait que répondre.

«Imagine! Tes enfants te demandent juste où elles vont vivre, et toi, leur père, tu ne sais pas quoi leur dire.»

Antidépresseurs et somnifères

Sa voix s'étrangle. Il prend une grande respiration. Une autre. Depuis cinq mois, M. Cardin carbure aux antidépresseurs et aux somnifères. Et de temps à autre, quand il se sent emporté par ses sentiments tout croches, une bouffée de colère ou une crise de larmes, il prend un Ativan en plus, comme une pause entre deux respirations, deux poussées de désespoir.

Ce n'est qu'en avril 2008 que M. Cardin a finalement eu confirmation que sa maison et son garage seraient rasés pour la construction de la gare et l'aménagement de 306 places de stationnement. La confirmation n'était pas dans une lettre, mais sur la carte exposée lors d'une soirée d'information publique où l'AMT présentait son projet. Le plan montrait son quartier, le passage du train sur cette voie ferrée qu'il voisine depuis presque un quart de siècle, et sa propriété...qui n'était plus là.

Les mois suivants ont été une longue suite de délais, d'appels manqués, de promesses non tenues, de rage et de désespoir. À partir de là, un peu avant qu'il commence à prendre ses médicaments, les événements s'embrouillent, leur enchaînement se défait, les dates s'entremêlent.

Le 9 décembre dernier, son bref passage devant le BAPE, où il a simplement lu une lettre envoyée à la ministre Line Beauchamp pour réclamer ces audiences publiques, a bouleversé la Commission.

«Possiblement que les choses auraient été différentes si les intervenants avaient usé d'empathie, de franchise, de respect et de transparence.»

«Vous avez entendu la requête de M. Cardin, a pour sa part dit à l'AMT le président de la Commission, Qussai Samak. C'est probablement la requête la plus complète en termes de doléances. Vous avez décrit le processus...À la lumière de ses doléances et de son expérience, est-ce que les violons pourraient être accordés autrement? Qu'en pensez-vous, là?»

Demain soir, à la reprise des audiences, M. Cardin ne présentera pas de mémoire au BAPE. Il préfère laisser la suite des choses aux mains d'un avocat, Me Lester Raymond, à qui il a fait appel en octobre dernier. L'AMT a finalement déposé des offres en novembre. Des négociations pourraient commencer.

De retour de vacances, il se sent déjà fatigué. Le Garage Richard Cardin devait rouvrir lundi dernier. Son propriétaire a repoussé la date de quelques jours. Deux fois. Le dernier message sur sa boîte vocale dit que les portes vont rouvrir ce matin.