Si la Régie des alcools, des courses et des jeux accède à la demande de la Ville de Montréal, on lancera dès jeudi le last call à 5 h 30 dans certains bars de la métropole. Le temps de quelques week-ends, ils pourront repousser la fermeture jusqu'à 6 h. L'initiative se distingue en Amérique du Nord, où les villes qui permettent aux bars de rester ouverts après 3 h sont l'exception. New York en est une. Notre chroniqueur François Cardinal a passé une nuit dans l'un des quartiers les plus courus de la ville pour avoir une idée de ce qui attend Montréal...

Assis à une terrasse du Lower East Side à observer la faune new-yorkaise, on constate de bien curieuses corrélations... Chaque heure que gagne la nuit, les talons des passantes semblent gagner un centimètre. À mesure que le mercure décroît, la quantité de vêtements que portent les noctambules décroît elle aussi. Et plus il est difficile d'entrer dans un bar, plus les fêtards sont nombreux à tenter de s'y faufiler. Ainsi va la nuit dans la ville qui ne dort jamais. Une ville où les bars restent ouverts jusqu'à 4h, ce qui permet des fermetures décalées tout au long de la nuit. Un cas unique sur le continent qui jette un éclairage intéressant sur l'approche du projet-pilote qui débute jeudi à Montréal, sous réserve de l'approbation des autorités provinciales. Suivez l'oiseau de nuit...

22h à minuit: changement de garde...

Montréal n'est pas New York. Mais Montréal est une ville dont la «culture urbaine» ressemble à celle de New York, avec ses piétons délinquants, ses quartiers italien et chinois, ses transports collectifs achalandés et son goût pour la fête.

C'est ce sur quoi je médite, assis à la terrasse du Meatball Shop, un restaurant infect qui a le mérite d'être bien situé pour observer ce qui grouille dans ce quartier qui ne détonnerait pas à Montréal.

Il est passé 23h et un changement de garde annonce le début de la nuit - de la nightlife. Les couples sont nombreux à quitter le secteur. L'âge des passants diminue et devient plus homogène. Les rires et les cris se multiplient.

Le Noise Code de New York est en vigueur, mais il n'empêche évidemment pas le bruit ambiant d'augmenter rapidement. Pas un policier ou un inspecteur de la Ville dans les parages.

«Il est super important d'avoir une réglementation stricte, croit Arline Bronzaft de l'organisme citoyen GrowNYC. Mais s'il n'y a pas une application aussi stricte, cette même réglementation ne vaut pas le papier sur lequel elle est écrite...»

Comme pour lui donner raison, aucun établissement n'a fermé ses fenêtres, une obligation ici, contrairement à Montréal, à partir de 22h. Il est minuit.

Minuit à 3h: le party commence...

La nuit s'installe tranquillement, les files d'attente et les groupes de fumeurs se forment. Un homme sort la tête de son appartement, son chien l'imite, puis tous deux retournent à l'intérieur. Non sans avoir fermé la fenêtre, comme tous les voisins, d'ailleurs.

La musique qui s'échappe des bars gagne constamment en intensité. Je demande à un portier aux bras immenses si les décibels grimpent bel et bien durant la nuit. Il me répond sèchement que son travail à lui est de limiter les bruits à l'extérieur, pas à l'intérieur.

«Mais c'est sûr que plus la musique est forte dans le bar, moins les gens parlent, plus ils boivent. See what I mean...»

Façon de me dire que la nightlife peut être payante. La nightlife prolongée peut-elle l'être plus encore, dans ce cas? «Ça peut en effet être intéressant pour les revenus des propriétaires, mais aussi pour les recettes fiscales de la Ville, indique Andrew Rigie, directeur de la New York City Hospitality Alliance, principal lobby des bars et restos de la ville. À condition d'avoir l'affluence pour justifier des heures prolongées.»

Ce n'est pas un problème pour les boîtes de nuit, ici. En revanche, certains pubs commencent déjà à fermer leurs portes, faute de clients. À 1h30, le Taverna Di Bacco renverse les chaises sur les tables, imité une demi-heure plus tard par le TeaNY et le Todd's Mill. «On ferme parfois à 4h, m'indique une jeune serveuse rousse en passant un linge sur le bar, mais ce soir, ça ne se justifie pas.»

L'Epstein's a plus de chance. «Ce soir, me dit le gérant avec un sourire, on va pousser ça jusqu'à 4h. Y a du monde...»

Photo Librado Romero, New York Times

3h à 5h: sortie des bars...

Au coin des rues Orchard et Stanton, une scène surprenante. Des policiers discutent avec des noctambules, des échanges d'où fusent des rires et des cris joyeux... Leur secret: les deux chevaux sur lesquels ils sont montés, véritables aimants à fêtards qui s'agglutinent autour depuis une bonne heure, une stratégie utilisée tous les week-ends (à Montréal, c'est l'exception plutôt que la règle).

Les représentants des forces de l'ordre en profitent ainsi pour répéter leurs consignes. Détendus, affables, ils ne semblent pas appréhender la sortie prochaine des bars, contrairement aux policiers de Montréal, qui savent bien qu'à 3h tapantes, le tsunami déferle.

À cette heure avancée de la nuit, il y a ici plus de gens dans la rue, c'est vrai. Certains sont assis sur le bord du trottoir la tête sur les genoux, d'autres déambulent péniblement. Mais pas de débordements ou de bruits excessifs.

«Une chose est importante pour éviter les explosions de bruit: c'est le transport», m'explique Andrew Rigie. Si les gens peuvent quitter les lieux rapidement sans avoir à se demander comment, ajoute-t-il, cela contribue à réduire le bruit. Un bon point pour le projet-pilote de Montréal, qui permettra aux oiseaux de nuit de rentrer en métro à partir de 5h30.

«Last call!» Il est 3h15 et le Shapiro se prépare à fermer. Quinze minutes plus tard, au tour de l'Arlene's et du Spitzer's. À 3h40, les clients sont refoulés au Hair of the Dog. Même chose au Sixth Ward. Suivent le Co-Op, le Verlaine, le Fat Baby.

Il y a une augmentation du bruit et de l'excitation dans le quartier, mais toujours pas d'explosion. Certains se dirigent vers le métro, d'autres s'engouffrent dans un taxi jaune, d'autres, encore, optent pour la pizzeria Rosario's, ouverte jusqu'à 5h.

La nuit se termine pour certains, la journée commence pour d'autres...

5h à 12h: le nettoyage

«C'est important pour nous que le quartier soit une destination de jour pour ceux qui se promènent de jour... et une destination de nuit pour ceux qui veulent en profiter la nuit», m'explique Tim Laughlin, directeur du Lower East Side Business Improvement District.

«Mais pour ça, le plus important, c'est d'avoir une armée de cols bleus prête à nettoyer le secteur entre les deux afin d'accueillir les lève-tôt.»

Il est 8h, et cet effort porte manifestement ses fruits. La rue Orchard est fermée pour une braderie et il ne reste aucune trace de la nuit. La rue est propre, débarrassée des bouteilles et des assiettes de carton de la veille.

À midi, deux personnes sirotent une bière au Hair of the Dog. Le Sixth Ward accueille à nouveau les clients pour son brunch unlimited servi avec mimosa. Et les passants sortent du Rosario's avec une pointe de pizza à la main comme ils le faisaient aux aurores.

Les noctambules ont été remplacés par des passants qui font du yoga sur des carrés de gazon synthétique. Des camions de bouffe de rue servent des sandwichs au pulled pork. La musique des bars a été remplacée par la musique en plein air du DJ Kai Song, un prodige de 9 ans qui fait danser les fêtards de jour. Des fêtards moins bruyants que leurs compères de nuit.

Photo Christopher Gregory, New York Times