À l'époque où Daniel Tourangeau travaillait pour une grande compagnie d'assurances, il a souvent eu à vérifier l'authenticité d'une réclamation relative à des soins prodigués dans un salon de massage douteux. Il tentait de se faire le plus diplomate possible. «Mais parfois, ma lettre était ouverte par madame, qui me téléphonait pour me poser un tas de questions...»

Malaise.

Les assureurs ne sont pourtant pas des policiers, encore moins des protecteurs de la morale. Mais la massothérapie n'étant pas réglementée au Québec, ils en viennent à agir comme des régulateurs de la profession. «Ce n'est pas notre rôle», explique M. Tourangeau, porte-parole de l'Association canadienne de prévention des fraudes dans les soins de santé (ACPFSS).

«Il y a une limite au genre de questions qu'on peut poser sans entrer dans l'intimité des gens», ajoute Claude Di Stasio, vice-présidente, affaires québécoises, de l'Association canadienne des compagnies d'assurances de personnes. «On ne peut pas décréter qu'il y a fraude tant qu'il n'y a pas d'accusations criminelles.»

Pourtant, des fraudes, il y en a. Des tonnes. Il n'y a qu'à voir le nombre d'annonces de salons de massage érotique, sur le web et dans les journaux, qui offrent des reçus à des fins d'assurance à leurs clients. Une grande escroquerie qui s'étale au grand jour, en toute impunité.

Les assureurs perdent gros. Tout comme les employeurs et les travailleurs qui cotisent à une assurance collective. Et qui paient, au bout du compte, les services sexuels que leurs collègues ont décidé de s'offrir.

L'étau se resserre

Le nombre de salons de massage érotique - et de fraudes - augmente sans cesse au Québec, constatent les assureurs, qui ont entrepris de serrer la vis. La Financière Sun Life, par exemple, a mis sur pied une petite équipe d'enquête à Montréal en juin 2012 pour identifier les salons de massage érotique. Depuis, elle a refusé de rembourser des dizaines de milliers de dollars en réclamations frauduleuses.

«Très préoccupée» par la prolifération des salons, la Fédération québécoise des massothérapeutes (FQM) craint que des employés ne se voient retirer la massothérapie de leur couverture d'assurance. «On a peur que l'étau ne se resserre», admet Sylvie Bédard, directrice générale de la FQM. Des milliers de Québécois seraient ainsi privés de soins légitimes.

Et c'est effectivement ce qui risque d'arriver, si rien n'est fait pour encadrer l'industrie selon M. Tourangeau. «Il y a des employeurs qui préfèrent ne pas inclure la massothérapie dans la couverture d'assurance, parce qu'ils ont de sérieux doutes sur la légitimité de certains soins. On le voit déjà. Et cela risque de se propager.»

Le jeu du chat et de la souris

Au Québec, une trentaine d'associations fournissent des carnets de reçus à leurs membres, qui leur versent en contrepartie une cotisation annuelle s'élevant généralement à quelques centaines de dollars. Pour conserver leurs membres, ces associations n'ont pas intérêt à enquêter sur eux - encore moins à les sanctionner.

Parmi ces associations, on retrouve le meilleur comme le pire. Quand les plus douteuses se rendent compte qu'elles sont surveillées, elles se sabordent pour renaître sous de nouveaux noms, explique M. Tourangeau. «C'est le jeu du chat et de la souris. On segmente le marché pour rendre plus difficile la mise sur pied d'un système de détection efficace.»

M. Tourangeau soupçonne fortement certaines associations d'être de connivence avec des propriétaires de salons de massage érotique. «Au mieux, c'est de l'aveuglement volontaire!»

La jungle de la massothérapie au Québec

>34 associations de massothérapeutes

>90 écoles de massothérapie

>20 000 massothérapeutes

>190 000 000$ remboursés par les compagnies d'assurances en soins paramédicaux en 2011 (ces soins incluent notamment la massothérapie, la psychologie et la physiothérapie)

>Entre 2 et 10% des réclamations remboursées par les compagnies d'assurances sont abusives ou frauduleuses.

Sources: Fédération québécoise des massothérapeutes, Association canadienne des compagnies d'assurances de personnes