Enrique Peñalosa n'a été maire de Bogota que le temps d'un mandat (1997-2001), et pourtant, il est considéré depuis comme l'un des grands stratèges urbains de la planète. Ayant réussi à transformer la capitale colombienne en un modèle cité partout au monde, ce politicien au franc-parler est aujourd'hui à la tête de l'Institut des politiques de développement et de transport, établi à New York, d'où il conseille les plus grandes métropoles. La Presse l'a rencontré hier, lors de son bref passage à Montréal à quelques jours de la journée En ville sans ma voiture.

Q Au coeur de votre réflexion, il y a un constat assez dur: les villes se développent sans grand souci pour la qualité de vie de leurs propres résidants. Comment expliquer une telle chose?

R Le développement des grandes villes est totalement malavisé et pourtant, nous sommes incapables de le voir. Nous sommes tellement habitués que nous pensons qu'il est tout à fait normal de prendre le risque d'être tué par une voiture en sortant de chez soi. Même dans une ville dangereuse comme Bogota, vous courez plus de risques d'être tué par une voiture que par une personne! Peut-être que dans 200 ans, nous nous rendrons compte à quel point cette situation est complètement démente...

Q Qu'avez-vous fait à Bogota pour que la ville soit ainsi citée partout dans le monde?

R Nous avons osé des expérimentations assez radicales, une chose qui est plus facile dans les villes du Sud, où les problèmes urbains sont plus intenses, et les pouvoirs du maire, plus grands. En un mot, nous avons réconcilié mobilité et qualité de vie en redistribuant l'espace public avec plus d'équité (rues fermées à la circulation, élargissement de trottoirs, développement massif de l'autobus, routes entièrement réservées aux vélos, etc.)

Q Vous tentez d'ailleurs de trouver des solutions aux enjeux urbains non pas pour des raisons environnementales, mais plutôt pour des raisons d'équité. Pourquoi?

R L'inégalité et l'injustice sont parfois sous notre nez sans qu'on s'en aperçoive. Prenons le cas du vote des femmes. Encore récemment, il était normal que les femmes ne votent pas. Eh bien! de la même façon, aujourd'hui, on trouve normal de voir un autobus rempli d'usagers immobilisé dans la circulation. Or, pour moi, cela est tout aussi inégalitaire que l'interdiction de voter chez les femmes. Si tous les citoyens sont égaux, comme le clament toutes les constitutions, un autobus contenant 80 personnes devrait jouir d'autant d'espace que 80 voitures.

Q Quelle est la solution?

R Surtout ne pas élargir les routes, une solution qui ne fait qu'accroître les problèmes de congestion et d'inégalité. Il faut plutôt étendre les voies réservées, puis développer un véritable réseau de «services rapides par bus» (SRB) comme nous l'avons fait à Bogota. Ce moyen de transport déplace autant de personnes que 50 voies routières. L'avenir du transport en commun est dans le bus, même si les gens ne trouvent pas cela sexy.

Q Sur les routes les plus denses, devrait-on opter pour le tramway?

R Pas du tout. Les tramways n'ont absolument aucun avantage sur les SRB. Aucun. Ils sont juste plus "cute"... et ils coûtent plus cher. C'est une question de marketing: les tramways sont cool, pas les bus. Or, ces derniers peuvent offrir autant sinon plus que les tramways, pour une fraction du coût. Même le développement urbain que l'on impute aux nouvelles lignes de tramway voit le jour avec les SRB.

Q Montréal a la chance d'avoir un métro. La ville devrait-elle miser sur son prolongement, plutôt?

R Au contraire. Montréal devrait cesser d'étendre son métro tant cela est coûteux. La priorité, de loin, devrait être d'étendre les voies réservées aux autobus, puis de développer un réseau de SRB de qualité, avec des stations aérées et confortables, un système de péage avant embarquement, une fréquence très élevée, un design et des couleurs spécifiques, etc.

Q Pourquoi, dans ce cas, continue-t-on à prolonger les métros dans plusieurs villes?

R Les politiciens, règle générale, sont irresponsables. Ils ne veulent pas gouverner, ils veulent être aimés. Ils continuent donc de construire des métros qui coûtent des fortunes plutôt que d'investir dans des voies réservées pour autobus qui coûtent moins cher... mais qui suscitent le mécontentement.

Q Montréal célébrera vendredi la journée «En ville sans ma voiture» avec un périmètre qui ne cesse de rapetisser. Vous avez plutôt choisi de l'agrandir d'un coup, pourquoi?

R Il y a deux choses que nous avons faites. D'abord, le premier jeudi de février, l'ensemble de la ville est fermé aux voitures (mais pas aux taxis ni aux bus). Tout près de 95% des navetteurs profitent de déplacements moins longs que le reste de l'année! Ensuite, tous les dimanches, Bogota ferme 120 kilomètres d'artères, ce qui permet à 1,5 million de personnes de jogger, marcher, pédaler. C'est une façon de plus de reconquérir la ville, d'insuffler plus d'équité dans l'espace public.