Qualifiée de «farfelue» et «d'un ridicule consommé» par deux experts, l'application de l'équité salariale que tente d'imposer la Ville de Montréal empoisonne depuis deux ans ses relations avec ses 10 000 cols blancs.

Cet exercice de rattrapage salarial, entamé en 2005, était censé avoir été réglé en 2010. Or, le 16 mars 2011, la Ville a annoncé au syndicat que les hausses de salaire ne seront accordées qu'aux employés ayant atteint l'échelon maximal. Cette interprétation inédite, qui représente une économie de 65 millions pour la Ville, a été rejetée par la Commission de l'équité salariale en septembre dernier.

Le Syndicat des fonctionnaires municipaux de Montréal (SFMM) accuse la Ville d'avoir «inventé ses propres règles» en matière d'équité salariale. Plus de 2500 employés, essentiellement des femmes occupant par exemple des postes de secrétaires, bibliothécaires, commis et répartitrices, seraient lésés.

«Ça ne tient pas la route: tous les autres employeurs, Longueuil, Laval, le Conseil du Trésor même, ont payé pour tous les échelons», dit Francine Bouliane, secrétaire générale du SFMM, le plus important syndicat montréalais. «On ne s'y attendait pas. Les gens ne sont pas de bonne humeur.»

Une interprétation contestée

Professeure en relations industrielles à l'Université Laval, spécialiste reconnue de l'équité salariale au Québec, Esther Déom ne doute pas de l'issue de ce litige. «C'est farfelu, ça ne fera pas long feu. Ça me renverse, ça me dépasse. L'interprétation de la Ville n'a jamais été dans l'esprit de la loi. Il y a quelqu'un quelque part qui a pris le dossier et qui ne l'a pas compris.»

Cette interprétation de la loi est, selon Mme Déom, «une première» dont elle n'avait jamais entendu parler. Même son de cloche du côté de son collègue de département Alain Barré, spécialiste en droit du travail. «C'est d'un ridicule consommé, je n'ai jamais vu ça nulle part ailleurs. La prétention de l'employeur ne tient pas la route. Si vous êtes victime de discrimination basée sur le sexe, c'est à tous les échelons.»

La Commission de l'équité salariale a donné raison aux syndiqués le 21 septembre dernier. Dans un préavis de décision passé inaperçu, l'organisme a invalidé l'interprétation de la Ville, en expliquant que «cette logique de rémunération maintiendrait des écarts salariaux à l'égard des personnes occupant des échelons inférieurs».

Selon la mécanique particulière de l'organisme, l'employeur et le syndicat avaient 30 jours pour donner plus d'informations sur ce litige. La décision définitive de la Commission est attendue dans les prochains mois.

La Ville maintient sa position

La Loi sur l'équité salariale, adoptée en 1996, visait à corriger le fait que les emplois à prédominance féminine ont tendance à offrir de moins bons salaires que les emplois équivalents traditionnellement masculins. Ces écarts persistent pour une foule de raisons, notamment parce que les emplois des femmes ont longtemps été considérés comme des salaires d'appoint, et que les dispositions «naturelles» féminines n'étaient pas rétribuées.

Pour calculer ces écarts salariaux entre hommes et femmes, la Loi prescrit de comparer le haut de l'échelle de chaque catégorie d'emploi. C'est sur cette précision que la Ville de Montréal a fondé son interprétation de la portée de l'équité salariale, qui ne concernerait que les employés à l'échelon maximal.

Le directeur du capital humain, Jean-Yves Hinse, estime que la Commission de l'équité salariale est vraisemblablement liée par l'interprétation qu'ont faite les autres importants employeurs depuis 2001. «Nous croyons que notre interprétation est la bonne, basée sur la définition de la rémunération qui apparaît dans le texte de la Loi sur l'équité salariale», a-t-il expliqué en entrevue téléphonique.

Selon les données de la Ville, des ajustements salariaux atteignant près de 30 millions ont été versés en novembre 2012 aux cols blancs. «L'application de l'interprétation du Syndicat des cols blancs se traduirait par un versement de 65 millions de plus», précise Gonzalo Nunez, porte-parole. Cette somme n'inclut pas l'impact de la hausse sur le coût du régime de retraite des cols blancs.

Pour le syndicat, pas question de lier l'équité salariale au renouvellement de la convention collective, échue depuis décembre 2011. «On ne va pas négocier l'équité salariale, c'est dans la Loi, dit Francine Bouliane. Ce ne sont pas des vases communicants.»