Il est minuit, la Main s'éveille. Dans la rue, les jupes sont courtes, les talons hauts et les décolletés plongeants. Devant les bars, c'est la cohue. Pour les policiers du Service de police de la Ville de Montréal, la nuit démarre aussi. Tous les jeudis, vendredis et samedis soirs, deux groupes d'intervention prêtent main-forte aux policiers du quartier. Voitures garées en épi, rue bloquée et voiture cellulaire. Peu après minuit, au coin de la rue Prince-Arthur et du boulevard Saint-Laurent, ils posent le décor d'un spectacle qui se joue toutes les nuits de fin de semaine sur la Main.

«Il y a quatre gars qui frappent un homme à terre»: affolée, une jeune fille interpelle les policiers. Quelques mètres plus loin, Robert reprend ses esprits, assis sur des marches d'escalier, le visage entre les mains. Il ne comprend pas ce qui lui est arrivé. «Ça leur donne quoi de faire ça?», dit-il, sonné. Ses agresseurs se sont enfuis dans la ruelle voisine, où les policiers les repèrent sans mal.

Le groupe se défend mollement: l'embrouille a démarré au Rouge, une boîte voisine. Une fois les formalités d'usage remplies, tout le monde se disperse. C'est tout? Un policier explique: «Le soir, tout le monde veut porter plainte.» Une fois les brumes de l'alcool dissipées, rares sont les fêtards qui se décident à pousser la porte de leur poste de quartier. Alors autant éviter de remplir des constats, car les nuits sur le boulevard ne manquent pas d'action.

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1h. Une ambulance s'arrête près de la rue Prince-Arthur. Sur le trottoir, un jeune homme gît, inconscient. Les secouristes l'installent sur une civière. «Il a trop bu», observe l'un de ses amis, bientôt pressé de partir par le reste du groupe: la fête continue. L'ambulance s'éclipse, sirène hurlante.

À côté, une jeune fille assise par terre vomit dans un sac plastique. Autour d'elle, le va-et-vient se poursuit.

Le visage ensanglanté, Nicolas attire notre attention. «On s'est fait virer d'une boîte par un videur, je veux porter plainte!», dit l'étudiant français tout juste arrivé à Montréal. «C'est bien ici, mais c'est pas normal de se faire frapper comme ça, même à Paris on voit pas ça!», déplore-t-il, avant de disparaître dans la foule.

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Depuis cinq ans, la Main a ravi à la rue Crescent le titre de destination favorite de la faune estudiantine. Entre les rues Sherbrooke et des Pins, les bars et bouibouis ouverts toute la nuit se succèdent. Mais les abords de Prince-Arthur sont l'endroit le plus prisé des noctambules. «C'est le pire coin en ville», estime le serveur d'un établissement de l'intersection. Passé minuit, Saint-Laurent est assailli par les moins de 21 ans. Surtout le vendredi soir, soirée chérie des plus jeunes majeurs. «Le vendredi, il y a du vomi», résume un policier.

En réponse à la tendance, le SPVM a multiplié ses effectifs sur place. Mais cela ne suffit pas toujours. Il y a trois semaines, lors d'une bagarre à la sortie d'une boîte de hip-hop, les policiers se sont fait encercler par la foule: ils ont pu sortir de l'impasse en aspergeant tout le monde de gaz poivre. Les policiers racontent aussi que les membres de gangs de rue, présents sur le boulevard, provoquent parfois des disputes dans le seul but d'attirer les agents et de les encercler.

La Ville vient d'adopter un règlement municipal qui permet de distribuer des amendes de 500$ à l'occasion de bagarres. C'est bien, mais encore trop peu pour la Fraternité des policiers, qui réclame depuis bientôt 10 ans un règlement sur les insultes et injures aux policiers. Une demande qui reste, encore et toujours, lettre morte. «Les policiers font un travail exceptionnel ici, mais le problème, c'est que les gens ne savent pas pourquoi ils interviennent et ils sont contre eux», dit Alex, videur d'une boîte en vue du boulevard.

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2h. Le videur du Café Campus demande un coup de main: deux groupes en sont venus aux mains. Il a pu sortir le premier du Café, mais attend sa dispersion pour pouvoir expulser le second de son établissement. L'arrivée des policiers fait instantanément fuir les agitateurs. Quelques minutes plus tard, c'est Madonna Pizza qui nécessite une brève intervention: un jeune garçon se fait trop insistant auprès de la clientèle. À peine entrés, les policiers sortent, suivis de l'agitateur, plutôt docile. «Tsss, ils ont vraiment que ça à faire», marmonne une observatrice. Sur le trottoir d'en face, un garçon semble éviter les talons hauts que sa blonde, nu-pieds, lui jette en hurlant.

La nuit est «relax», selon les agents.

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2h40. «C'est là que ça va se passer», dit un policier. Les boum-boum se sont tus, les lumières de taxis irradient les deux voies de la rue et les bus privés récupèrent leurs clients. Mais l'agitation est à son comble: les moins pressés s'agglutinent encore et toujours sur les trottoirs. Devant le Rouge, une jeune femme assise sur le bitume essaie, tant bien que mal, de ne pas s'avachir. Sa jupe, remontée trop haut, dévoile ses sous-vêtements. Elle est agrippée aux jambes de son amie. Quelques mètres plus loin, un jeune homme vomit sans arrêter d'essayer d'envoyer un SMS.

Les policiers restent sur le qui-vive. «Il suffit d'une étincelle pour que tout parte», dit l'un d'eux.

En fin de soirée, les inhibitions tombent. Il y a de l'électricité dans l'air. Trois gars se promènent une batte de baseball à la main, aussitôt confisquée par une patrouilleuse. Au grand dam de son propriétaire, qui promet que les médias en entendront parler. Quelques mètres plus loin, une voiture dépasse les policiers, une fille à demi sortie du toit ouvrant. Le conducteur essaie de négocier. C'est peine perdue. À côté des agents, un homme aux cheveux longs répète poliment la même interrogation: «Illegal hermaphrodite?»

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Le calme retombe peu à peu sur Saint-Laurent. Peu après 4h, la voiture cellulaire vidée, la police lève le camp. Les gens ont disparu, laissant derrière eux des trottoirs ponctués de déchets, de mégots et de vomissures. Il est 4h30. La Main peut s'endormir.

Photo: Édouard Plante-Fréchette

Une jeune femme assise sur le bitume tente de ne pas s'avachir en s'agrippant aux jambes de son amie.