Des locataires d'un immeuble de Côte-des-Neiges vivent depuis des mois dans des appartements que la santé publique qualifie d'insalubres en raison notamment de la moisissure qui les a envahis. Trois mois après un rapport dévastateur, le propriétaire n'a reçu aucune contravention et la situation perdure. Que fait la Ville de Montréal? demande un groupe de défense des locataires.

La petite Ujathy, 5 ans, est assise devant la télé. Elle est complètement immobile, absorbée par l'émission en tamil qui défile devant ses yeux. La fillette aurait l'air pétrifiée, si ce n'étaient les quintes de toux qui secouent son corps.

Ujathy est malade? demande-t-on. Non, elle est comme ça depuis que la famille habite cet appartement de l'avenue Linton, dans Côte-des-Neiges. Ses deux frères aussi toussent sans cesse. C'est la moisissure sur les murs, accuse la mère: les poumons des enfants sont remplis de spores.

La famille d'origine sri lankaise habite au 3400, avenue Linton, dans un immeuble qui est presque entièrement rongé par la moisissure. C'est à tout le moins ce qu'a conclu la Direction de la santé publique de Montréal (DSP) dans un rapport à faire frémir, que La Presse a obtenu.

La DSP a d'abord été alertée par un médecin. Un locataire se plaignait de troubles respiratoires. Le médecin a tout de suite prévenu les autorités: un logement insalubre pourrait être en cause. La santé publique a donc dépêché un spécialiste dans l'immeuble d'une trentaine de logements.

Dans son rapport daté du 27 octobre 2010, l'hygiéniste décrit des appartements aux murs couverts de moisissure. Il y a de l'humidité dans le gypse, une odeur de fermentation dans l'entrée... Il conclut que l'immeuble a «de sérieux problèmes de salubrité» et qu'il est tout simplement «impropre à l'habitation».

Trois mois plus tard, les locataires vivent dans les mêmes logements. La DSP a envoyé son rapport à l'arrondissement de Côte-des-Neiges-Notre-Dame-de-Grâce. Des avis de non-conformité ont été envoyés aux propriétaires. Mais ces avis n'ont débouché sur aucune contravention.

Selon un groupe de défense des locataires, le cas de cet immeuble de l'avenue Linton témoigne du climat d'impunité qui règne à Montréal. «C'est du laxisme de la part de l'arrondissement», déplore Claude Dagneau, coordonnateur de l'OEil. Il travaille depuis des mois avec les locataires de l'immeuble. Les conclusions du rapport de la DSP ne le surprennent pas du tout.

«Un jour, une locataire est arrivée à nos bureaux en furie. Elle avait un sac plein de moisissure, prise sur les murs. Elle avait peur pour sa santé, celle de ses enfants.»

Selon lui, le rapport de la DSP est clair: ces logements sont insalubres et les locataires ne doivent pas y vivre. «Pourtant, la Ville prend son temps, comme s'il n'y avait pas d'urgence, accuse M. Dagneau. J'ai même appris qu'un des logements visés par le rapport vient d'être reloué. Le nouveau locataire va avoir des surprises...»

Un danger pour les enfants

Claude Dagneau affirme que le propriétaire ne prend pas la situation au sérieux. «Il se contente de laver les murs et de repeindre. C'est comme ça qu'il parvient à relouer les logements.»

La santé publique est formelle: un tel problème de moisissure ne peut être réglé d'un simple coup de pinceau. «Il faut éliminer le danger à la source, explique Norman King, épidémiologiste et adjoint au responsable du secteur environnement urbain et santé à la DSP de Montréal. Si vous lancez de l'eau de Javel sur les murs et que vous repeignez, eh bien, la moisissure va réapparaître.»

La moisissure peut causer des problèmes respiratoires ou les aggraver, prévient l'épidémiologiste. Elle rend aussi plus sensible aux infections, et ce sont les enfants qui sont le plus touchés.

«Les enfants sont plus sensibles à la moisissure parce qu'ils sont en croissance et que, à poids égal, ils respirent davantage qu'un adulte. Ils passent aussi plus de temps en moyenne dans le logement que les adultes», explique le spécialiste.

La petite Ujathy, ses frères Harish, 3 ans et Thavush, 8 ans, dorment tous dans la même petite pièce. Les cloisons ressemblent à un vieux fromage bleu: la moisissure zèbre tous les murs. Le loyer: 750$ par mois.

«Tout est parfait»

L'immeuble de l'avenue Linton appartient à Mitchell Stupp et à sa fille Heather. Joint par La Presse à son domicile, au Sanctuaire, M. Stupp s'est défendu de louer des appartements «impropres à l'habitation». «On m'a dit de faire des réparations, j'ai fait des réparations, dit-il. On m'a dit qu'il y avait de la moisissure parce que le toit coulait. Alors j'ai fait refaire le toit.»

Les autorités ont ensuite demandé à M. Stupp de produire une contre-expertise. Il a eu recours à une firme américaine dont il a oublié le nom. Il a assuré qu'il nous rappellerait pour nous le dire. L'appel n'est pas venu.

«Les gens de la Direction de la santé publique m'ont demandé de faire un test avec une firme professionnelle et ils ont trouvé que tout était parfait. Alors je n'ai plus jamais entendu parler d'eux (de la DSP).»

Sauf que, après avoir consulté la contre-expertise du propriétaire, la DSP l'a jugée «non valide» ni convaincante, explique Norman King. Elle a donc commandé un autre rapport, sur la qualité de l'air dans l'immeuble. Il a été envoyé la semaine dernière à l'arrondissement. Selon nos sources, le deuxième rapport de la DSP conclut que l'air de l'immeuble contient des spores en quantités anormales.

«Notre position demeure la même: cet immeuble a des problèmes de moisissure et la situation commande une intervention», tranche l'épidémiologiste.

Alors pourquoi la DSP n'agit-elle pas? «On fait l'inspection, on fait nos recommandations, mais après c'est à l'arrondissement de faire le suivi.»

56 avis, 0$

Quand l'arrondissement a reçu le premier rapport de la DSP, au mois d'octobre, il a dépêché des inspecteurs sur les lieux. Après deux visites, 56 avis de non-conformité ont été envoyés au propriétaire. Mais malgré ces avis, aucune contravention n'a été délivrée, précise Michel Therrien, porte-parole de l'arrondissement.

Selon lui, le propriétaire «collabore» et serait prêt à faire les travaux nécessaires. Les arrondissements ont en effet le droit d'émettre des avis sans contravention. C'est une question de jugement, nous explique-t-on. En attendant, une simple visite des lieux permet de constater que la situation perdure.

«Je repeins les murs de mon appartement fréquemment, explique un locataire qui préfère garder l'anonymat. Mais ça prend quelques semaines et les points de moisissure réapparaissent. Si on laisse aller, ça finit mal!»

Il habite dans l'immeuble depuis 15 ans. Selon lui, les problèmes ont commencé il y a quelques années, avec l'arrivée du nouveau propriétaire. «Avant, c'était une société de gestion qui le détenait. Quand on avait un problème, quelqu'un venait dans la journée. Le nouveau propriétaire, lui, il ne comprend rien. Le plafond de ma salle de bains s'est effondré à l'automne. J'ai dû attendre deux mois pour qu'il le répare! Et encore, il l'a fait parce que je l'ai menacé de retenir le loyer.»

Un autre locataire, Mohamed Moubahi, raconte qu'il a su que quelque chose clochait avec son logement quand il s'est mis à mal respirer. «Ce n'est pas vivable, ici, les murs sont pourris», dit l'homme de 26 ans. Dégoûté, il veut maintenant déménager. Ses démarches sont difficiles parce qu'il a un chien.

«Mais ça va, moi, je trouverai. Mais la famille à côté, avec ses petits enfants, qui ne parle pas français, pas anglais... C'est affreux. Comment le gouvernement peut-il accepter ça?»

Photo: Marco Campanozzi, La Presse