Après le déni, l'aveu. La Ville de Montréal a bel et bien perdu la maîtrise de ses projets, comme celui de la modernisation du réseau d'eau. Elle a cédé trop de pouvoirs aux firmes d'experts-conseils. Ce n'est plus seulement les partis de l'opposition qui le disent, mais la nouvelle directrice générale de la Ville, dans un rapport remis au maire, lundi.

«Il y a eu déperdition des compétences, ce qui n'a pas permis aux ressources internes (les professionnels de la Ville) d'assurer un encadrement adéquat, d'assumer le rôle de gardien des actifs et de donneur d'ordres, imputable et responsable, et, finalement d'assurer le contrôle de la Ville sur ses projets», écrit Rachel Laperrière, dans un rapport de 16 pages obtenu par La Presse.

Le mois dernier, le vérificateur général de la Ville, Jacques Bergeron, remettait les résultats de son enquête sur le projet des compteurs d'eau. Son constat : la Ville avait cédé des fonctions névralgiques à des firmes externes, en l'occurrence BPR, sur un dossier fondamental. Résultat : les cadres et les fonctionnaires ont perdu le contrôle de ce projet, de mauvaises décisions ont été prises et les coûts ont explosé.

Le jour même, le maire Gérald Tremblay demandait la démission de son directeur général, Claude Léger. Il nommait à sa place Rachel Laperrière, par intérim. Puis il lui donnait le mandat de faire des recommandations pour mieux gérer les relations de la Ville avec les firmes privées.

«Ce rapport donne suite aux recommandations du vérificateur général, écrit Mme Laperrière. Plusieurs lacunes ont été identifiées, notamment au niveau du contrôle, du suivi d'évolution administratif des projets, de la reddition de compte, de la transparence des suivis aux élus et de la vulnérabilité de la Ville face au privé.»

Constat différent

Ce constat tranche avec les affirmations faites lundi par le président du comité exécutif de la Ville, Claude Dauphin. Réagissant aux critiques de Réal Ménard, candidat de Vision Montréal, M. Dauphin soutenait ceci : «La Ville a recours à des firmes extérieures quand il s'agit de répondre à des besoins ponctuels. C'est le cas pour le dossier de l'inventaire des immeubles, pour la mise aux normes des usines d'eau et pour le plan d'intervention pour la réfection des conduites d'eau et de la voirie. En tout temps, la Ville conserve la maîtrise d'oeuvre et assure la pérennité de ses systèmes.»

De janvier 2005 au 10 juin 2009, l'administration Tremblay a attribué des contrats de services professionnels d'une valeur de 175 millions de dollars. Les firmes d'ingénieurs ont emporté le pactole : 38 millions pour CIMA+, 32 millions pour Tecsult, 26 millions pour le Groupe Séguin, 20 millions pour BPR, etc. À titre d'exemple, la Ville a attribué un contrat de 30,6 millions au consortium Cima, Génivar, Tecsult pour «mettre en oeuvre un plan d'intervention pour le réseau d'aqueducs et d'égouts».

Réal Ménard estime qu'il s'agit là de fonctions stratégiques pour une grande ville. Selon lui, c'est aux professionnels de la Ville de faire les analyses et de proposer les priorités d'intervention. Sans se prononcer sur ce sujet, Mme Laperrière reconnaît que «l'expertise interne doit être suffisante dans les domaines stratégiques».

Elle suggère plusieurs règles. Dont celles-ci : «L'initiation du projet, son contrôle en cours de réalisation et sa fermeture se font sous le contrôle de fonctionnaires de la Ville ; la Ville doit disposer des ressources internes compétentes qui lui assurent le plein contrôle de chacun de ses projets et l'expertise permettant de faire une analyse critique en tant que gardienne des actifs municipaux ; le chef de projet, qui doit être un employé de la Ville, prend fait et cause pour la Ville, veille au respect des présentes règles et est imputable du contrôle exercé au nom de la Ville dans son projet ou son programme.»

Processus inégal

Mme Laperrière note par ailleurs que «le processus d'appel d'offres est géré de manière inégale dans l'organisation. Ainsi, l'administration ne peut avoir la certitude d'obtenir à tout coup la meilleure valeur sur les marchés».

Il est de notoriété publique que des entrepreneurs exercent des pressions indues sur des concurrents pour les empêcher d'avoir des contrats publics. Mme Laperrière suggère une solution : ne jamais divulguer les noms des entrepreneurs qui viennent chercher les documents d'appels d'offres à la Ville, pour éviter qu'ils reçoivent ensuite des appels indésirables. Les documents d'appels d'offres doivent contenir des clauses anticollusion et antifraude : cette mesure est en vigueur depuis août.

Les services juridiques de la Ville doivent être mis à contribution pour exercer un meilleur contrôle sur les relations avec les firmes privées, ajoute Mme Laperrière. Elle propose que ces services relèvent seulement de la direction générale. Ce n'est pas le cas actuellement : ils répondent à la Direction des affaires corporatives, dont le patron était Robert Cassius de Linval, qui a dû démissionner en même temps que Claude Léger.

Enfin, Mme Laperrière propose le resserrement des règles d'éthique : recrutement d'un conseiller à l'éthique indépendant pour les élus ; formation en éthique destinée aux élus ; nouveaux critères d'embauche pour les cadres ; instauration de règles claires pour baliser les départs des cadres. Au cours des dernières années, des cadres ont travaillé sur des dossiers sensibles avec des firmes externes, puis se sont fait embaucher par ces firmes.