Après avoir travaillé pendant plus de 10 ans dans deux grands refuges montréalais, René Lacroix plaide maintenant pour leur transformation extrême. Les 500 lits d'urgence que proposent actuellement ces refuges sont, à certains égards, contre-productifs puisqu'ils permettent à une partie de la clientèle de s'installer dans une dépendance malsaine, croit-il. La majorité de ces lits devrait plutôt changer de vocation afin de permettre aux sans-abri de quitter la rue.

Des chiffres compilés par la Ville de Montréal ont permis de démontrer, cette semaine, que deux des trois grands refuges montréalais, soit la Mission Bon Accueil et la MissionOld Brewery, ne sont presque jamais bondés. Pourquoi? «Ça roule, les refuges. Ils font avec les moyens limités qu'ils ont. En rang pour souper, en rang pour te laver, en rang pour sortir le lendemain à 7h30 : les sans-abri ont l'impression d'être des numéros», dit M. Lacroix. Certains d'entre eux souffrent de maladie mentale, d'autres ont été victimes d'agression. La promiscuité des dortoirs suscite parfois une immense panique chez eux.

René Lacroix, qui a lui-même été dans la rue pendant deux ans, s'en est sorti pour devenir chef des services d'accompagnement à la Maison du Père, puis à la Mission Old Brewery. Depuis 10 ans, il milite pour que les lits qu'on offre aux sans-abri ne soient pas qu'un asile pour la nuit, parce que le système actuel conduit certains de ses bénéficiaires à s'installer dans un mode de vie marginal. «Il y a un phénomène d'institutionnalisation, une adhésion à une culture d'exclus. On ne devrait plus permettre que les gens puissent vivre comme ça sans se faire offrir de solutions, sans se faire poser de questions», dit-il.

«C'est une fabrique d'exclus, de sansabri professionnels», estime M. Lacroix. Certains sont à ce point «installés» dans cette culture de la rue qu'ils héritent, soir après soir, du même lit dans leur refuge de prédilection. L'un d'entre eux a passé 26 ans dans le même lit à la Mission Old Brewery. «Tous les soirs, ils viennent pointer», illustre l'intervenant.

Une autre façon d'aider

Or, dans les dernières années, les refuges ont mis sur pied un autre modèle d'intervention, qui donne de bien meilleurs résultats. Plus de 200 lits sont désormais réservés, dans les refuges, à «l'accompagnement « de la clientèle. Les personnes qui les occupent peuvent y demeurer le jour comme la nuit, mais doivent aussi, en contrepartie, s'engager dans une démarche qui vise à les retirer de la rue. Et ça marche souvent. L'an dernier, 300 clients de la Mission Old Brewery ont ainsi quitté le bitume, sur 900 dossiers ouverts. «Ils ont réussi à régulariser leur situation. Au plan de l'immigration, du logement, de la santé», souligne M. Lacroix. À cause de leur nombre limité, ces lits d'accompagnement sont cependant réservés à ceux qui sont fraîchement arrivés dans la rue, «les verts» à peu près un millier de personnes chaque année. En revanche, ceux qui sont dans la rue depuis plusieurs années sont, le plus souvent, laissés à eux-mêmes. «On les met dehors à 7h30 le matin et on leur dit de revenir le soir.» Évidemment, le travail avec ces hommes devenus, au fil des années, assez imperméables aux interventions est beaucoup plus difficile. «Il y a beaucoup de désillusion chez ces personnes-là.» Pour réellement s'attaquer au problème, M. Lacroix croit que la proportion des lits d'urgence et des lits d'accompagnement devrait carrément s'inverser. On passerait ainsi à 500 lits d'accompagnement pour 200 lits d'urgence. Évidemment, cela suppose une augmentation du budget et du personnel des refuges, qui devraient engager des intervenants pour épauler la clientèle dans son retour à la normalité. «Si on n'a pas le personnel pour accompagner les gens, les places vont se transformer en stationnement», dit-il. «Mais si on fait vraiment ça, dans deux, trois, quatre ans, on n'aura plus le même paysage à Montréal.» René Lacroix, lui, est prêt pour cette grande réforme. Le mois dernier, il a quitté la Mission Old Brewery pour fonder son propre groupe communautaire, De la rue à la réussite, où l'on aide d'anciens sans-abri à trouver et à garder! un emploi.