Dans le film The Truman Show, Jim Carrey incarne un homme qui ignore que sa vie est une téléréalité filmée dans des décors artificiels peuplés d'acteurs. Au Québec, le patron d'un réseau de contrebande de tabac lié à la mafia a vécu un peu la même chose, gracieuseté d'un groupe d'enquêteurs de la Sûreté du Québec doués pour le théâtre. L'arrêt Jordan l'a toutefois sauvé d'un procès. Voici l'histoire du projet Lycose.

ENCORE L'ARRÊT JORDAN

La journée de lundi dernier a été bonne pour Nicola Valvano. Arrêté en avril 2014, il attendait depuis ce temps son procès pour gangstérisme. La poursuite le présentait comme le chef d'un réseau de contrebande de tabac qui flouait les gouvernements de dizaines de millions. Déjà 14 de ses subalternes allégués avaient plaidé coupable. Mais vu la longueur des procédures, le juge David Simon a suivi les barèmes du désormais célèbre arrêt Jordan et ordonné l'arrêt du processus judiciaire contre Valvano et deux personnes qu'on soupçonnait d'être ses associés, Carlo Colapelle et Antonio Mercogliano. La fin du processus judiciaire contre ceux qu'on soupçonnait d'être les têtes dirigeantes nous permet aujourd'hui de dévoiler la preuve amassée contre eux (mais jamais testée devant les tribunaux) avec 70 000 conversations interceptées, 400 filatures, 6 agents infiltrés et 140 mandats.

LA TOILE DE L'ARAIGNÉE

Ce sont les enquêteurs de la douane américaine qui avaient fourni à la Sûreté du Québec (SQ) le comédien principal, en 2012 : un civil qu'ils avaient repéré, qui acceptait de jouer les infiltrateurs et qui avait accès à Nicola Valvano et à ses camionneurs-contrebandiers. Son identité est protégée dans la preuve obtenue par La Presse. Les policiers l'appellent la « Source A ». L'homme a obtenu la permission spéciale de participer à des crimes non violents comme la contrebande pour bâtir la crédibilité de son personnage. Une enquête a été amorcée : le projet Lycose, du nom d'une énorme araignée. Un nom de circonstance, alors que les enquêteurs commençaient à tisser une toile invisible tout autour de Valvano.

UN HOMME DE CONFIANCE

La Source A est devenue l'un des bras droits de Valvano. Celui-ci se vantait apparemment d'être « le king », parce qu'aucun tabac n'entrait au Québec sans qu'il le sache. Valvano a expliqué devant l'infiltrateur que son tabac en vrac était destiné à une usine à cigarettes dans la réserve de Kahnawake. Il payait une redevance au clan calabrais de la mafia italienne, alors qu'un de ses partenaires payait le Gang de l'Ouest pour être prétendument protégé de la police et des « Warriors » mohawks. Valvano a montré à son nouveau collaborateur le produit légal qu'il utilisait pour camoufler tant l'apparence que l'odeur de son tabac lors du passage de la douane par ses camionneurs : des copeaux de bois de cèdre.

DEUX ROUTES

L'infiltrateur a raconté comment Valvano lui avait tout appris. Il achetait son tabac en vrac en Caroline du Nord. Il possédait un entrepôt aux États-Unis, où les envois étaient préparés. Une partie passait par camions, à travers les postes frontaliers québécois. Les camions de 53 pieds étaient d'abord bourrés de tabac, lequel était ensuite masqué par au moins six rangées de boîtes de produits légaux. Les boîtes étaient disposées selon un code qui permettait de détecter tout déplacement. Elles n'étaient jamais empilées sur des palettes, afin de décourager les douaniers de les enlever pour voir derrière. Le reste du tabac passait par le gang d'Akwesasne, qui utilisait des bateaux l'été et des motoneiges modifiées tirant de grands toboggans l'hiver afin de traverser le fleuve Saint-Laurent.

UN MONDE D'ILLUSIONS

L'infiltrateur a pris du galon dans le réseau. Il a bâti un monde d'illusions autour de Valvano : téléphones, cases postales, comptes bancaires, entreprises façades pour son organisation. Tout cela était secrètement contrôlé par la SQ. L'argent du crime était carrément déposé dans le compte de la police. Les suspects l'ignoraient, mais même leurs véhicules étaient fournis par la SQ (et munis de systèmes GPS camouflés). Les entrepôts de la bande, des deux côtés de la frontière, étaient contrôlés par les autorités. Quatre policiers infiltrés y travaillaient incognito comme manutentionnaires, au nez et à la barbe des patrons. « Ces entrepôts ont facilité la pesée et la prise d'échantillons de tabac, facteurs essentiels pour déterminer précisément le montant de la fraude », souligne la SQ dans un résumé d'enquête.

TROMPER LES POLICIERS

Les trafiquants faisaient tout pour éviter les policiers. Au Québec, chaque camion de livraison était escorté par une voiture. « Si la police est dans le secteur, l'escorte aura pour mission de faire des infractions au Code de la sécurité routière pour alerter la vigilance des patrouilleurs afin qu'ils ne se concentrent pas sur les transporteurs de tabac », a expliqué le lieutenant Dany Dufour à l'enquête préliminaire des accusés. Mais la police était bien plus proche que ne le croyaient les suspects. Toutes les activités du groupe étaient filmées, enregistrées, suivies. Le jour de la frappe, en avril 2014, la fraude estimée envers le gouvernement avait atteint 31 millions, à coups de paquets de 200 cigarettes fabriquées à Kahnawake et vendues à des non-Mohawks qui épargnaient ainsi le coût des taxes. Un marathon de quatre ans devant les tribunaux s'amorçait. Avec le résultat qu'on connaît aujourd'hui.

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, LA PRESSE

Carlo Colapelle (à gauche) et Nicola Valvano (à droite)

IMAGE DÉPOSÉE EN COUR

Le projet Lycose de la Sûreté du Québec visait à démanteler un réseau de contrebande de tabac qui flouait les gouvernements de dizaines de millions.