La GRC passe à l'offensive contre la propagande du groupe État islamique auprès des jeunes Canadiens. Application pour tablettes, grille d'analyse à l'intention des proches pour le dépistage de la radicalisation, témoignages d'anciens radicaux, l'Équipe intégrée de la sécurité nationale (EISN) veut endiguer le recrutement.

La Presse a en effet appris que l'équipe intégrée de la sécurité nationale de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) occupera bientôt plusieurs plateformes technologiques pour contrer le message des organisations terroristes comme le groupe État islamique (EI), passé maître dans l'utilisation des réseaux sociaux pour attirer les jeunes.

«Le groupe État islamique est bien organisé sur le plan des communications, souligne le sergent Hakim Bellal, de la section prévention de l'Équipe intégrée de la sécurité nationale de la GRC. Leur produit est professionnel et de qualité. Leur message est très convaincant et ils le martèlent. Lorsqu'ils ont brûlé vif un pilote de l'armée jordanienne, ils se sont justifiés en disant qu'il avait tué des civils. L'EI dit que les Canadiens ont bombardé en Irak. Mais il ne dit pas que les Canadiens ont construit des écoles, des hôpitaux, des autoroutes.

«La propagande constante des groupes extrémistes violents et le facteur internet accentuent et accélèrent le processus de radicalisation, en particulier chez les jeunes, car ils sont très actifs sur les réseaux sociaux, ajoute le sergent Bellal. C'est impossible de surveiller tout ce qui se passe sur le web. La priorité pour nous, c'est donc de mettre des [contre-récits] qui vont contredire les discours de ces groupes. Il faut mettre un contrepoids, particulièrement sur les réseaux sociaux.»

Rectifier le tir

L'automne dernier, deux soldats canadiens ont été tués dans des attentats à Saint-Jean-sur-Richelieu et Ottawa. La Presse a aussi révélé qu'au moins sept jeunes avaient quitté le Québec en janvier pour rejoindre les rangs des djihadistes en Syrie, croit la police.

Pour lutter contre la radicalisation, la GRC lancera le mois prochain une application pour tablettes, conçue au Québec, décrivant avec textes et photos les différents groupes terroristes - et leurs chefs - présents au Canada ou ailleurs dans le monde, comme le groupe État islamique ou Al-Qaïda. Les fiches sur ces groupes seront régulièrement mises à jour. On y retrouvera également différents indices pour reconnaître un individu radicalisé vers la violence et les instructions pour effectuer un signalement.

La police fédérale produira également des vidéos mettant en scène des imams et des gens qui ont vécu de près ou de loin l'expérience des groupes terroristes, tels un ancien membre repenti d'un groupe extrémiste et la mère d'un jeune Canadien parti se battre en Syrie, où il a trouvé la mort.

«Ce ne sont pas les policiers et le gouvernement qui sont les mieux placés pour passer le message, c'est la communauté», dit le sergent Bellal, selon qui ces nouveaux outils s'adresseront particulièrement aux jeunes.

«Nos jeunes, ce n'est pas parce qu'ils ne sont pas intelligents qu'ils adhèrent à ces groupes, mais parce qu'ils sont victimes de la propagande. L'EI leur vend un rêve, celui d'un califat, un pays avec sa propre monnaie et où la richesse sera partagée équitablement. Avant, peu de filles se rendaient dans les zones de combat, mais l'EI met l'accent sur le rôle de la femme, qui aura des tâches bien précises. Auparavant, le message d'Al-Qaïda était beaucoup plus direct. Ils disaient: "Venez avec nous, notre ennemi, c'est l'Occident." Mais l'EI ne dit pas ça, car la plupart des jeunes qui joignent ses rangs viennent de pays occidentaux», note M. Bellal.

Enquête à distance

Même lorsqu'un présumé terroriste a quitté le Québec pour l'étranger, l'EISN continue de le suivre et de le surveiller à distance, car il est citoyen canadien, parce que le Canada a l'obligation de protéger ses alliés et pour prévenir l'effet de contagion, dit le sergent Bellal. «La plupart des jeunes qui partent là-bas ont des amis qu'ils ont laissés ici, des frères, des soeurs, des cousins, des cousines, des camarades de classe. On ne veut pas qu'ils contaminent d'autres personnes», affirme le policier.

L'EISN rencontre simultanément la famille et les proches, et crée des liens. «On n'est pas là pour collecter de l'information, mais pour les assister et les aider. Souvent, c'est une surprise pour eux. Ils se sentent coupables et disent qu'ils ont failli à leurs responsabilités. Ce ne sont pas des parents qui encouragent leurs jeunes à adopter des idéologies violentes. La plupart du temps, ce sont des parents qui travaillent et contribuent à la société, qui accordent beaucoup d'importance à l'éducation et qui ont fait des sacrifices pour donner la possibilité à leurs enfants d'étudier dans des collèges privés et à l'université. Des parents nous disent qu'ils ne veulent plus parler à leur enfant. On leur dit de garder le contact avec eux. Pourquoi? Parce qu'il y en a qui sont partis là-bas qui vont changer d'avis. Tu peux partir dans un autre pays pour un idéal, mais la réalité, ce n'est pas ça», conclut le sergent Bellal.

Signalements en hausse



Le nombre de signalements sur des individus radicalisés continue d'augmenter à l'EISN même si quelques mois se sont écoulés depuis les attentats de Saint-Jean-sur-Richelieu et Ottawa. Les policiers ne peuvent se permettre d'ignorer la moindre information. Des procédures ont été mises en place pour que les renseignements pertinents soient partagés entre les corps de police. «Malgré toutes les difficultés, nous pensons que nous sommes capables d'instaurer une sécurité pour les Québécois et les Canadiens. Est-ce qu'il y en a qui vont nous échapper? C'est probable. Mais c'est une question qui est prise très au sérieux», dit le sergent Hakim Bellal.

Réseau-info sécurité nationale: 1 800 420-5805

Détecter les loups solitaires



Les loups solitaires sont de plus en plus difficiles à détecter. Il n'y a pas de profil type. Chaque cas est unique, avec un cheminement personnel. Tous les gens sur lesquels on enquête ou qu'on aide dans un contexte de prévention proviennent de toutes les classes sociales et de tous les groupes ethniques au Canada», dit Hakim Bellal. Il y a tout de même certains signes annonciateurs, tels qu'un changement dans le comportement et le discours. Une étude australienne à partir de 198 cas fait ressortir certains constats: les suspects n'ont pas de dossier criminel, il existe un facteur de santé mentale ou un facteur social, et ils n'ont aucun lien direct avec des organisations terroristes.

Communautés à l'aide

Les communautés arabes et musulmanes du Québec collaborent avec la GRC, tant sur le plan des signalements et des enquêtes que sur celui de la prévention. L'EISN détient une liste de contacts parmi les personnes influentes de ces communautés. Il y a deux semaines, elle a appelé à l'aide un leader de communauté pour intervenir de façon préventive auprès d'un individu radicalisé. «On ne peut pas changer l'idéologie de quelqu'un, on ne peut pas le "déradicaliser". Par contre, on peut lui donner une exposition positive pour le désengager de la violence. Ce qui nous intéresse en tant que corps de police, c'est l'utilisation de la violence. La radicalisation en soi, ce n'est pas un crime», explique Hakim Bellal.

Cours obligatoires sur le terrorisme

Tous les enquêteurs de l'Équipe intégrée de la sécurité nationale doivent suivre une formation de deux semaines et se tenir informés du contexte géopolitique du Moyen-Orient. On les initie aux nouveaux phénomènes et aux modus operandi et ils reçoivent régulièrement des bulletins d'information, y compris la revue officielle de l'État islamique. Un cours obligatoire sur le terrorisme sera bientôt donné à toutes les recrues de la GRC. Et les deux dernières cohortes diplômées à l'École nationale de police de Nicolet ont reçu une formation sur les voyageurs à haut risque, les acteurs solitaires et la radicalisation.

Dix secteurs névralgiques

Les préventionnistes de l'Équipe intégrée donnent régulièrement des formations aux gestionnaires de la sécurité des «infrastructures essentielles», c'est-à-dire d'entreprises privées et de sociétés publiques et parapubliques actives dans dix secteurs névralgiques: la sécurité, les transports, l'eau, l'alimentation, les soins de santé, l'énergie et les services publics, les communications et technologies de l'information, les finances, le secteur manufacturier et le gouvernement. La GRC met aussi à la disposition de ces gestionnaires un «système d'incident suspect» (SIS) par lequel ils peuvent donner un signalement.