Éric Legault s'est assuré que l'homme accusé d'avoir tué sa mère n'oublie jamais la douleur causée à sa famille.

Le quadragénaire a installé une grande pancarte portant une photo de sa mère à l'entrée du village de Lac-Cayamant, à 50 km au sud-ouest de Maniwaki. Il l'a plantée bien en évidence en bordure du fossé où le corps a été retrouvé.

Le drame est survenu dans la MRC de la Vallée-de-la-Gatineau, la région du Québec où les gens risquent le plus d'être victimes d'un crime grave, selon notre classement inédit de la criminalité.

Ici, la Sûreté du Québec multiplie les contrôles routiers pour limiter les ravages de l'alcool au volant. La police a épinglé 279 conducteurs qui ont échoué à l'alcootest au cours des trois dernières années.

Sur la photo, on voit Gisèle Cousineau, une grand-maman radieuse. Le mot «décédée» y est inscrit en grosses lettres. «L'accusé: Henri Jetté. La cause: l'alcool au volant», peut-on aussi y lire.

Le 9 septembre 2010, en fin d'après-midi, la sexagénaire fait sa promenade quotidienne lorsqu'elle est happée par une voiture. Le conducteur abandonne son véhicule sur place.

La police arrête Henri Jetté chez lui environ une heure plus tard. Lorsqu'il ouvre la porte, l'homme a les yeux injectés de sang. Sa démarche est lente. Il a une voix pâteuse. Il dégage une «forte odeur d'alcool», selon un policier qui a témoigné au procès.

En route vers le poste, le quinquagénaire n'a pas un mot pour la victime. Il se plaint qu'il a «scrappé son char» et qu'il n'a ni argent ni assurance pour le remplacer. «Tu as frappé quelqu'un», lui souligne un policier. «Ah non, ah non, ce n'est pas sérieux. [...] J'ai juste bu deux bières aujourd'hui», répond-il, toujours selon la poursuite.

Au poste, Jetté échoue à l'alcootest. Il plaide non coupable à des accusations de conduite avec les facultés affaiblies causant la mort et de délit de fuite. Le juge le remet en liberté sous condition.

Douleur vive

La victime et l'accusé vivaient à Lac-Cayamant. Jetté y réside toujours. Leurs familles se connaissent depuis longtemps et se croisent souvent dans cette communauté de 900 âmes.

Aujourd'hui, la douleur des proches de Gisèle Cousineau est toujours aussi vive. «Ma vie est sur pause. Je n'ai plus le goût de faire les choses comme avant», laisse tomber son fils, rencontré chez lui, tout près de l'endroit où le drame s'est joué. Il a même songé à déménager avec sa famille loin de Lac-Cayamant, tellement sa souffrance est grande.

Envahi par un sentiment d'impuissance, M. Legault a décidé d'agir. Sa pancarte ne passe pas inaperçue. «Je voulais qu'il la voie tous les matins quand il part travailler. Lui, il continue sa vie comme si de rien n'était», raconte le quadragénaire, qui grille une cigarette après l'autre durant l'entrevue.

Sa mère était une femme active qui aurait vécu jusqu'à 100 ans, dit-il avec des sanglots dans la voix. Elle travaillait comme massothérapeute, en plus de garder les deux filles de M. Legault tous les matins avant l'école.

«Ce matin-là, Gisèle avait fait des nattes aux fillettes. Après sa mort, les petites ne voulaient plus les défaire. Leur grand-mère leur manque. Elle nous manque tous tellement», ajoute la conjointe de M. Legault, Josée Cousineau.

Le procès avance à pas de tortue. M. Legault et sa conjointe assistent à toutes les audiences. Lors d'un énième report, le fils de la victime a coupé la parole au juge.

«Tu sais-tu ce qu'on vit?», lui a-t-il lancé, excédé par les délais. Le juge Valmont Beaulieu l'a rappelé à l'ordre, mais il a été sensible à son cri de détresse. Le magistrat a réaménagé son horaire pour mettre la cause en priorité.

Quatre ans plus tard, la Couronne vient à peine de terminer sa preuve. L'accusé n'a pas encore présenté sa défense.

Chaque fois, l'atmosphère est tendue dans la minuscule salle de cour du palais de justice de Maniwaki. Les quelques places assises sont occupées par les deux familles. Elles ne s'adressent pas la parole. Elles ne se jettent même pas un regard.

La conjointe d'Éric Legault travaille au dépanneur du village. Or, des membres de la famille de l'accusé refusent de se faire servir par elle. «On a parfois l'impression que c'est nous les coupables», déplore le fils de la victime.

Au moment du drame, les filles du couple avaient 6 et 8 ans. Elles en ont aujourd'hui 10 et 12. Contrairement à leurs amis, elles n'ont pas le droit d'emprunter à pied le chemin du Lac-Cayamant pour se rendre au centre du village. «Je les fais passer par le bois. J'ai moins peur des ours que des gars soûls», dit leur mère.

Éric Legault a construit sa pancarte pour qu'elle résiste aux intempéries. Il coupe régulièrement les branches des arbres environnants pour qu'elle demeure visible.

«J'aime mieux ne pas penser à ce qui pourrait arriver s'il était acquitté», laisse tomber le fils en deuil. Si sa famille obtient justice, peut-être songera-t-il à retirer sa pancarte. Pas avant.