« Elle mérite que l'on fasse cette démarche. » Les proches d'Émilie Delaitre, cette jeune touriste française tuée dans l'écrasement d'hydravion qui a fait six morts en août 2015 à Tadoussac, intentent une poursuite civile de 300 000 $ contre Air Saguenay et Croisières AML pour leur « négligence » et « insouciance » dans l'exploitation de vols touristiques.

« Cette démarche, elle voudrait qu'on la fasse. Elle ne voudrait plus que ça arrive. » Éliane Delaitre et ses filles, Joséphine, Caroline et Élisabeth, peinent à mettre derrière elles le drame qui les a secouées le 23 août 2015. Mme Delaitre avait invité sa nièce, Émilie, à séjourner une dizaine de jours à Montréal avant la rentrée, elle qui vivait en France.

« Le but, c'était de lui montrer ce qu'il y a de plus beau au Québec », relate la tante, dans une première entrevue accordée depuis les évènements, il y a trois ans. La famille Delaitre avait alors mis le cap sur Tadoussac, sur la Côte-Nord, pour admirer les baleines.

Passionnée d'aéronautique, Émilie Delaitre, âgée de 28 ans, rêvait d'observer la faune et la flore du haut des airs. Elle est montée à bord de l'hydravion Beaver exploité par Air Saguenay qui devait survoler la région de Tadoussac à partir du lac Long.

Une famille de quatre touristes britanniques était aussi à bord. La sortie devait durer 20 minutes. Le destin aura voulu que personne n'en revienne vivant. Le pilote a lui aussi péri dans l'écrasement.

L'appareil a percuté un affleurement rocheux après avoir décroché dans un virage à grande inclinaison alors que le pilote volait à une altitude insuffisante pour récupérer la maîtrise. Le Bureau de la sécurité des transports (BST) révélera qu'il effectuait « régulièrement » des manoeuvres à basse altitude ajoutant « un niveau de risque » inutile lors de vols touristiques. Puisque l'appareil n'était pas doté d'un enregistreur de vol, l'exploitant n'était pas conscient de ces pratiques, dira aussi le BST.

« Il ne restait qu'une place. J'ai dit à Émilie : "Prends-la ! Nous, on pourra revenir." Je lui ai pris son billet et elle est partie en courant », raconte difficilement Éliane Delaitre. L'aînée et la benjamine, Joséphine et Élisabeth, avaient choisi la croisière. Mme Delaitre et sa cadette, Caroline, sont donc demeurées sur le quai pour attendre le retour d'Émilie.

À LA RECHERCHE DE RÉPONSES

Éliane Delaitre allègue que sa fille et elle ont été tenues à l'écart pendant « trois heures d'attente interminable », assises près du lac Long, sans « qu'aucune des personnes présentes soit venue leur parler plus en détail de l'avancement des recherches ou encore simplement pour les rassurer », peut-on lire dans la poursuite déposée le 21 août dernier.

Elles auraient enfin été raccompagnées au poste de police de Tadoussac, où elles ont pu retrouver les autres membres de la famille. Encore là, elles affirment avoir été laissées dans l'inconnu, sans nouvelles.

« L'angoisse, la culpabilité, l'incompréhension et la souffrance ont envahi et ont paralysé Mme Delaitre et ses filles. »

- Extrait de la poursuite déposée par la famille Delaitre

Ce n'est qu'avec la publication du rapport d'enquête du BST que la famille explique avoir enfin pu « obtenir certaines réponses ». Elles déplorent que « jamais pendant cette période », ni Air Saguenay ni Croisières AML « n'aient montré une quelconque empathie envers [elles] » et n'aient offert « aucune aide ou support ».

« JAMAIS D'EXCUSES »

« Nous n'avons même jamais eu d'excuses », prétend Joséphine. Les trois filles affirment d'ailleurs avoir grandement souffert de la perte de leur cousine. Elles ont dû avoir recours à de l'aide psychologique à leur retour à Montréal, notamment à la Maison Monbourquette. Elles disent encore aujourd'hui souffrir de divers traumatismes.

Jointe par La Presse, Croisières AML, qui offre l'excursion en hydravion, se défend d'avoir manqué d'empathie envers les endeuillés. « Au contraire de ce qui est allégué dans la poursuite, l'évènement a été pris très au sérieux par les propriétaires qui se sont déplacés sur place pour accompagner les familles », assure la porte-parole, Laurence Tôth.

Pour sa part, Air Saguenay, l'exploitant, a fait savoir que la poursuite se trouve entre les mains de sa compagnie d'assurances.

« Nous souhaitons que tout se règle bien. Nous sommes vraiment désolés de cette tragédie. »

- Jean Tremblay, vice-président et gestionnaire de l'exploitation d'Air Saguenay, dans un courriel à La Presse.

La famille Delaitre réclame un dédommagement de 300 000 $ à verser « solidairement » par Air Saguenay, Croisières AML et sa filiale, Aviation du Fjord, ainsi que par la succession du pilote, Romain Desrosiers. La conjointe du défunt n'a pas voulu commenter la poursuite.

POUR QUE ÇA CHANGE

Au-delà de « l'angoisse morale et mentale » que la famille Delaitre affirme avoir subie à la suite de la tragédie, Éliane Delaitre et ses filles ont intenté un recours judiciaire également pour « faire bouger les choses » et éviter que les recommandations du BST ne « finissent au fond d'un tiroir », ont-elles expliqué en entrevue avec La Presse.

Lors de la remise de son rapport à l'automne 2017, la présidente du BST, Kathy Fox, avait martelé devant la presse qu'il était « temps que ça change », enjoignant à Transports Canada de rendre obligatoire l'installation d'un système d'avertissement de décrochage à bord des avions Beaver pour offrir aux pilotes « une dernière défense » contre la perte de maîtrise.

Depuis 1998, 13 « accidents de ce genre » se sont produits au pays, tuant 37 personnes. Le BST avait déjà soulevé en 2013 sa préoccupation devant l'absence d'avertisseur de décrochage dans le Beaver à la suite d'un écrasement en Ontario. En 2013, tout comme en 2017, le BST avait aussi recommandé l'installation d'un enregistreur de données de vol dans les appareils légers, notamment pour les vols touristiques où l'encadrement peut souvent faire défaut.

« Ça ne peut pas rester comme ça. Pour mon deuil à moi, j'ai besoin que des choses soient faites. »

- Joséphine Marion, cousine d'Émilie Delaitre

La fratrie abonde dans le même sens. « Je ne veux pas qu'une autre famille vive ce qu'on a vécu », ajoute la benjamine. « On a vu tous les efforts déployés par le BST [...], puis on a l'impression qu'il ne se passe plus rien », résume la mère.

Dans la poursuite, le clan Delaitre allègue « que cet écrasement aurait pu être déjoué si Air Saguenay [...] avait intégré les recommandations et pris des précautions quant au respect de certaines exigences aériennes ». Selon lui, les parties impliquées ont fait preuve de « négligence » et d'« insouciance » dans cette affaire.

Le BST a confirmé qu'Air Saguenay s'était conformée aux exigences soumises à la suite de l'enquête. Transports Canada a indiqué qu'il « examinera » en 2018 la possibilité d'obliger l'installation d'un avertisseur de décrochage à bord du Beaver. Les appareils neufs sont dotés d'une alerte qui prévient le pilote en cas d'imminence de décrochage.

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Six personnes sont mortes dans l'écrasement d'un avion à Tadoussac, le 23 août 2015.