Deux mois après l'annulation par le Tribunal populaire suprême de Cuba de la condamnation de Toufik Benhamiche, le Québécois est toujours coincé sur place. Les autorités cubaines ne l'autorisent pas à quitter le territoire et les autorités canadiennes « ne veulent rien faire », déplore sa femme. Son avocat songe à traîner Ottawa en justice.

« On a l'intention d'intenter une action similaire à celle qui a réussi dans [le dossier d'Omar] Khadr », a expliqué à La Presse Me Julius Grey, dans le but d'obtenir un jugement déclarant qu'Ottawa a « l'obligation d'aider » son client.

L'avocat montréalais s'explique mal pourquoi Toufik Benhamiche est encore coincé à Cuba, alors que la plus haute cour du pays a invalidé en juin sa condamnation en première instance, l'estimant entachée d'irrégularités, et qu'aucune procédure contre lui n'est officiellement en cours.

« Légalement, je ne vois pas sur quelle base [les autorités cubaines] refusent de lui accorder un visa de sortie », dit-il.

« Ça devient une forme de torture. »

- Me Julius Grey, avocat de Toufik Benhamiche

L'avocat s'explique tout aussi mal « le manque de réaction et le manque d'assistance » d'Ottawa.

« Le Canada pourrait faire valoir aux Cubains le respect de leur propre cour suprême », lance-t-il, déplorant une « culture de non-ingérence qui va trop loin, qui est trop passive ».

Contacté par La Presse, le ministère des Affaires étrangères du Canada s'est montré avare de commentaires : « Les responsables consulaires [du Canada] à La Havane, Cuba sont en contact avec les autorités locales afin d'obtenir plus d'informations sur le statut de cette affaire », a répondu dans un courriel laconique une porte-parole, Krista Humick.

Peine « indirecte »

« Indirectement, ils sont en train d'exécuter la peine de quatre ans » prononcée en première instance, estime Toufik Benhamiche, joint par téléphone à Cuba.

Le Québécois a chargé un avocat cubain de faire débloquer sa demande de visa de sortie, mais la décision doit être prise par « la même procureure qui a comploté avec les juges [lors du premier procès] », s'insurge-t-il.

Ne sachant plus à quel saint se vouer, l'ingénieur de Mascouche en a appelé au chef de l'État cubain, Miguel Díaz-Canel, le mois dernier.

Dans une lettre, « je lui ai demandé de me laisser partir, car cette histoire a trop duré », raconte-t-il.

Deux semaines plus tard, deux officiels du ministère de l'Intérieur se sont pointés chez lui. Depuis, plus de nouvelles.

« C'est un scénario kafkaïen. Je pense [que les autorités cubaines] sont dépassées par cette histoire. »

- Toufik Benhamiche

Deux poids, deux mesures

La femme de Toufik Benhamiche, Kahina Bensaadi, se désole que le Canada réclame haut et fort la libération du blogueur saoudien Raif Badawi, mais pas celle de son mari.

« Ce qu'on nous dit, c'est que le gouvernement ne peut pas intervenir dans les affaires intérieures d'un pays, mais il le fait pour une autre personne », a-t-elle plaidé lors d'un entretien téléphonique avec La Presse.

Elle en conclut donc que les autorités canadiennes « ne veulent rien faire ».

« Je ne sais plus quoi dire à mes enfants pour les faire patienter, c'est épouvantable. »

- Kahina Bensaadi, femme de Toufik Benhamiche

Afin que ses deux filles puissent voir leur père, Mme Bensaadi s'est rendue à Cuba avant la rentrée scolaire, mais « le quitter, le laisser là, c'était insupportable », ajoute-t-elle, la voix étouffée par les sanglots.

Une pétition signée par plus de 1600 personnes exhortant Ottawa à « rapatrier Monsieur Benhamiche au Canada dans les plus brefs délais » sera déposée à la Chambre des communes lors de la rentrée parlementaire, à la mi-septembre.

Le ministère des Affaires étrangères de Cuba et l'ambassade de Cuba au Canada n'ont pas répondu aux questions de La Presse.

Rappel des faits

Toufik Benhamiche, sa femme Kahina Bensaadi et leurs deux jeunes enfants en étaient à la dernière journée de leurs vacances à Cuba, le 7 juillet 2017, lorsqu'une excursion en bateau a mal tourné.

Le hors-bord s'est emballé dès que M. Benhamiche a mis le moteur en marche ; l'embarcation a fait demi-tour et a foncé vers le quai. Son hélice a happé l'Ontarienne Jennifer Ann Marie Innis, qui a été tuée sur le coup.

L'excursion était organisée par la compagnie cubaine Gaviota Tour et son sous-traitant cubain Marlin SA, partenaires du voyagiste Sunwing, mais la justice cubaine n'a pris pour cible que Toufik Benhamiche, le reconnaissant coupable d'« homicide par imprudence ».

En juin dernier, le Tribunal supremo popular de Cuba, la plus haute cour du pays, a invalidé cette condamnation, l'estimant entachée d'irrégularités.