Le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) dit partager la frustration du public quant à l'absence d'accusations dans l'enquête sur les sols contaminés. « Nous aussi, on aurait voulu accuser », soutient la procureure en chef adjointe Erika Porter, dans une rare entrevue. La preuve s'est avérée insuffisante pour cette fois, mais ses collègues se retroussent déjà les manches pour préparer la prochaine, dit-elle. Explications en six temps.

1. QUE PENSENT LES PROCUREURS DES DOMMAGES CAUSÉS À L'ENVIRONNEMENT DANS CE DOSSIER ?

La Presse révélait mercredi qu'aucune accusation ne serait portée par le DPCP contre les suspects du projet Naphtalène, une enquête menée par la Sûreté du Québec sur une organisation qui déversait des sols contaminés à la campagne. Plus de 80 sites sont concernés, selon la police. La preuve était abondante.

Politiciens, agriculteurs, policiers et entrepreneurs ont exprimé leur colère devant l'absence d'accusations. Me Erika Porter, l'un des cinq procureurs en chef adjoints au Bureau de la grande criminalité et des affaires spéciales du DPCP, les comprend.

« Nous aussi, on aurait voulu accuser ! Je le sais que c'est choquant, les 80 sites. Je trouve ça choquant aussi, je suis choquée ! Les procureurs sont des citoyens comme tout le monde qui sont choqués par une situation », a-t-elle lancé comme un cri du coeur, lors d'une rencontre avec La Presse, hier.

« On a des procureurs qui ont travaillé corps et âme pour essayer de faire la boucle. Ce sont des gens qui se donnent. Ils se donnent pour la justice et pour la société, il faut le dire », insiste-t-elle, au sujet de son équipe qui a étudié le dossier soumis par les policiers.

2. POURQUOI NE PAS AVOIR PORTÉ D'ACCUSATIONS ?

« Que ce soit un meurtre, une agression sexuelle ou un déversement de terres contaminées, tout ça, c'est odieux. On aimerait accuser, mais ce n'est pas comme ça que ça fonctionne. Si on n'a pas la preuve, on n'est pas capables. Ça ne veut pas dire qu'on pense qu'il n'y a pas eu d'infraction », dit Me Porter.

Pour porter des accusations, un procureur doit être moralement convaincu qu'une infraction a été commise et que c'est le suspect qui l'a commise. Mais il doit aussi être raisonnablement convaincu de pouvoir le faire condamner devant le tribunal.

« Dans le cas qui nous occupe, c'est la suffisance de la preuve qui était en cause », dit-elle.

En prenant la mesure de la situation, le procureur doit faire « complètement abstraction des pressions populaires et des passions des uns et des autres », ajoute Me Porter.

3. DES GENS DÉVERSAIENT DES SOLS CONTAMINÉS DANS LA NATURE, N'EST-CE PAS UN MÉFAIT ?

« Un méfait, c'est priver le public d'un bien auquel il a droit », illustre Me Porter. Ce bien peut être un terrain, détérioré par les déversements de sols contaminés, par exemple.

Mais pour prouver le méfait, le DPCP estime qu'il aurait fallu démontrer clairement au procès d'où venaient les sols, à quel point ils étaient contaminés, l'endroit exact où ils avaient été déversés par la suite, et à quel point le lieu de déversement était moins sain à la fin de l'opération qu'au début. Il fallait ensuite relier un suspect à tout ce processus.

La police a fait des tests de sols pendant son enquête, mais le DPCP croit qu'ils n'étaient pas suffisants pour cette démonstration. « Les policiers ont fait de leur mieux, mais nous, on regarde le résultat et on n'a pas la preuve », déplore Me Porter.

4. LA POLICE A SAISI 4711 FAUX BONS DE PESÉE POUR LES CAMIONS DE TERRE. POURQUOI NE PAS AU MOINS ACCUSER LES SUSPECTS DE FAUX ET USAGE DE FAUX ?

Selon le DPCP, les 4711 faux documents ont pu être reliés à un seul des cinq suspects visés par l'enquête. Pour l'accuser, il aurait fallu prouver qu'il avait connaissance de la fausseté.

« On ne l'a pas, cette preuve-là », affirme Me Porter. Un individu qui travaillait pour l'organisation criminelle avait bien donné aux policiers une déclaration qui incriminait le suspect en question. Son témoignage aurait pu être crucial. Mais il s'est suicidé au lendemain de son interrogatoire.

5. LES SUSPECTS SE FAISAIENT PAYER PAR DES ENTREPRENEURS POUR DÉCONTAMINER UN TERRAIN SELON LES NORMES, MAIS ILS JETAIENT LE TOUT DANS L'ENVIRONNEMENT. N'Y A-T-IL PAS MATIÈRE À DES ACCUSATIONS DE FRAUDE ?

Pour prouver que les suspects ont fraudé les donneurs d'ouvrage sur les chantiers, il aurait fallu prouver que les premiers ont fait de fausses déclarations et que les seconds ont subi une privation, explique le DPCP.

« Ça nous aurait pris la soumission, le contrat, la personne qui était là au moment de sa signature. Il aurait fallu être capables de suivre la transaction, le chemin. J'ai beau avoir 80 sites entachés et 80 donneurs d'ouvrage, il faut refaire tout le chemin », dit Me Porter.

Quant à la privation, elle était difficile à démontrer, croit-elle. « Si le donneur d'ouvrage avait fait affaire avec une entreprise légale, est-ce qu'il aurait payé le même prix ? Plus cher ? Moins cher ? »

6. LE RÉSULTAT DE L'ENQUÊTE NAPHTALÈNE SIGNIFIE-T-IL QU'IL SERA TOUJOURS IMPOSSIBLE D'ACCUSER CE GENRE DE POLLUEURS ?

« Quand on frappe un échec comme ça, il faut s'en servir pour devenir plus forts et meilleurs », répond du tac au tac Me Porter.

« C'est ça qu'on fait, dans mon bureau. Ça vaut le coup de les faire, ces enquêtes. C'est difficile, mais c'est faisable. C'était une des premières fois qu'on avait ce genre de dossier, d'une telle ampleur. Ce sont des crimes d'une grande complexité. On essaye de nouvelles choses, on commence. Cette fois-ci, on ne l'a pas, la preuve. Mais on ne manque pas d'idées. »

« On va être capables, je vous le dis, il faut juste adapter nos façons de faire », lance-t-elle en conclusion.