Les tribunaux du pays ont ordonné l'arrêt des procédures dans plus de 200 affaires criminelles depuis le fameux «arrêt Jordan» de la Cour suprême du Canada, il y a un an.

Les documents judiciaires révèlent que des affaires de meurtre, d'agression sexuelle, de pédophilie et de trafic de drogue ont ainsi été abandonnées par la Couronne parce qu'elles n'étaient pas entendues assez rapidement pour garantir le droit de tout inculpé d'être jugé «dans un délai raisonnable». Le plus haut tribunal du pays a précisé les limites de ce «délai raisonnable»: 18 mois dans les cours provinciales et 30 mois dans les cours supérieures.

Même si Ottawa et les provinces ont déployé des efforts depuis un an pour nommer de nouveaux magistrats, certains observateurs, comme le président de l'Association canadienne des juristes de l'État, croient que les gouvernements devront apporter rapidement des changements plus draconiens à ce système lourdaud.

«En attendant, des meurtriers seront remis en liberté», prévient Rick Woodburn.

Certains réclament des budgets accrus dans toutes les sphères du système judiciaire, pour les juges et les procureurs de la Couronne, mais aussi pour l'aide juridique et les infrastructures. On souhaite aussi qu'Ottawa infirme rapidement les décisions prises par le précédent gouvernement conservateur sur les peines minimales obligatoires et sur la fermeture de trois laboratoires judiciaires de la Gendarmerie royale du Canada.

L'«arrêt Jordan», du nom d'un inculpé de Colombie-Britannique dans une affaire de stupéfiants, a été prononcé le 8 juillet 2016 par une mince majorité d'un juge; les quatre juges minoritaires craignaient justement que des milliers de causes soient abandonnées.

Augmentation?

La Presse canadienne a demandé à toutes les juridictions du pays de pouvoir obtenir leurs données afin de dresser un bilan de l'impact de cet arrêt. On apprend ainsi que 1766 requêtes en ce sens ont été déposées, et que 204 ont été accueillies favorablement, mais que 333 autres ont été rejetées. Les autres requêtes sont toujours évaluées par les tribunaux, ont été abandonnées par la défense ou ont été résolues autrement.

Par contre, la Couronne a renoncé elle-même à procéder dans d'autres affaires, sachant qu'elle serait aussitôt accueillie au procès par une «requête Jordan». Le seul Service des poursuites pénales du Canada a ainsi abandonné 67 causes avant même de se présenter en cour.

Heidi Illingworth, directrice du Centre canadien de ressources pour les victimes de crimes, soutient que les victimes et leurs proches sont outrés d'apprendre, jour après jour, de nouveaux arrêts des procédures. «La population commence à ne plus faire confiance au système judiciaire», prévient-elle.

Il est cependant difficile de savoir si le nombre d'arrêts des procédures a augmenté depuis la décision de la Cour suprême, car la plupart des provinces ne tenaient pas auparavant de telles statistiques. Mais selon une étude de l'Université Dalhousie, à Halifax, le nombre de requêtes et le nombre d'arrêts des procédures prononcées ont effectivement augmenté depuis un an.

L'avocat de Vancouver Eric Gottardi, qui a défendu l'inculpé Jordan en Cour suprême, estime que l'impact de l'arrêt sera mieux connu dans trois ou cinq ans, car le plus haut tribunal a quand même accordé une exception pour les causes qui étaient déjà dans le système judiciaire. Le criminaliste comprend la colère des présumées victimes et de leurs proches, mais il estime que cette colère devrait se manifester à l'endroit des gouvernements.

La ministre fédérale de la Justice, Jody Wilson-Raybould, espère annoncer une réforme l'automne prochain. Elle a aussi promis de revoir le régime des peines obligatoires minimales. Malgré une rafale de nominations à la magistrature, 49 postes de juges nommés par le fédéral sont toujours vacants, en plus d'une quinzaine de postes de juges nommés par les provinces.

Voici quelques exemples de causes qui ont été abandonnées en vertu de l'arrêt Jordan:

- Sivaloganathan Thanabalasingham, accusé d'avoir tué sa femme à coups de couteau en août 2012, a échappé en avril à son procès pour meurtre non prémédité. Il s'agissait du premier cas «Jordan» dans une affaire de meurtre au Québec.

- Van Son Nguyen, arrêté en janvier 2013 pour meurtre non prémédité, devait subir son procès l'automne prochain, mais la Cour supérieure du Québec a ordonné en mars l'arrêt des procédures. Originaire du Royaume-Uni, M. Nguyen a été déclaré «interdit de territoire» et renvoyé en Angleterre en juin.

- Luigi Corretti, ancien président de l'agence de sécurité BCIA, était accusé depuis 2012 d'avoir fraudé le gouvernement québécois pour des millions de dollars. Le procès devait débuter en 2018, quelque 70 mois après les accusations, et la Couronne a abandonné la poursuite en novembre dernier. C'est M. Corretti qui avait prêté une carte de crédit à l'ancien député libéral Tony Tomassi, alors ministre de la Famille dans le gouvernement de Jean Charest.

- Un juge du Manitoba s'est dit contraint d'ordonner l'arrêt des procédures intentées contre un homme accusé d'avoir agressé sexuellement l'enfant de son ex-conjointe de fait entre 1996 et 2003, alors que la victime avait entre six et 12 ans. Le juge a blâmé le cafouillage bureaucratique des policiers dans cette affaire, et l'impact des longs délais sur la mémoire des témoins, et donc de leur crédibilité, après tout ce temps.

- Un homme de Colombie-Britannique accusé d'avoir agressé sexuellement sa fille sur une période de quatre ans a évité un procès, à la fin de l'an dernier. Le juge a blâmé toute une série de délais déraisonnables attribués aux deux parties dans cette affaire.

Une «victime de l'arrêt Jordan» en croisade contre l'injustice

Dannick Lessard, déjà victime d'une tentative de meurtre, se sent aujourd'hui victime à nouveau - cette fois d'un système judiciaire qui devrait précisément le défendre.

Atteint de neuf balles tirées par un homme masqué en octobre 2012, M. Lessard s'en est sorti presque miraculeusement, mais au prix de longues souffrances.

Par contre, son présumé agresseur, Ryan Wolfson, qui purge déjà une peine de prison à perpétuité pour un autre meurtre, a bénéficié récemment, comme des dizaines d'autres accusés au pays, d'un arrêt des procédures dans cette affaire, grâce à l'«arrêt Jordan». M. Lessard estime que cette décision de la Cour suprême du Canada ne devrait pas s'appliquer aux crimes graves contre la personne.

Même si M. Lessard aurait préféré que cette affaire soit entendue par le tribunal, il est parfaitement conscient que son agresseur présumé n'aurait pas pu être condamné à une peine plus sévère que celle qu'il purge déjà. Il se faisait donc à l'idée et tentait de «boucler la fameuse boucle de la victime», de «passer à autre chose», philosophe... jusqu'à ce que l'absurdité de la situation le rattrape.

«Je me suis dit: ça n'a pas de sens que j'aie mangé neuf balles, et que mon agresseur puisse s'en sortir aussi facilement», raconte-t-il en entrevue.

M. Lessard, qui aura 39 ans ce mois-ci, se bat aujourd'hui pour que les victimes de crimes graves ne soient pas en plus par la suite victimes du système judiciaire. «Quand tu commets un crime grave contre la personne, si ça prend six ans avant que tu sois jugé, bien ça prendra six ans!», lance-t-il.

Décision en appel

En attendant, il est satisfait que la Couronne ait décidé de porter en appel l'arrêt des procédures prononcé en Cour supérieure. Il a par ailleurs intenté une poursuite contre le gouvernement fédéral parce qu'au moment de la tentative de meurtre alléguée, son présumé agresseur était, semble-t-il, en sortie non autorisée d'une maison de transition.

M. Lessard, de la région de Montréal, a aussi écrit au premier ministre Justin Trudeau et à la ministre de la Justice, Jody Wilson-Raybould, entre autres. Le député conservateur Luc Berthold, qui représente la circonscription de Mégantic-L'Érable, où est né M. Lessard, parraine sa pétition électronique sur le site de la Chambre des communes. Cette pétition demande au gouvernement fédéral de nommer rapidement de nouveaux juges au Québec.

«Ce n'est pas normal que des gens soient libérés d'accusations criminelles à cause des délais», a estimé le député en entrevue. «Tous les niveaux de gouvernements sont appelés à faire leur part pour éviter que cela se reproduise.»

M. Lessard, lui, n'a jamais pu reprendre le travail depuis la tentative de meurtre - il était encore opéré en juin dernier. «Je vais vivre avec les séquelles toute ma vie: j'ai perdu la moitié d'un poumon, l'usage d'un bras, j'ai perdu la santé, et psychologiquement, je suis en choc post-traumatique.»