Des enquêteurs d'une unité d'élite de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), qui se disaient pourtant très occupés avec de nombreux dossiers de terrorisme, ont dû consacrer une partie de leur temps et de leurs ressources à une enquête sur les sources journalistiques de La Presse au cours des dernières années.

C'est ce que révèlent des documents déposés à la Cour fédérale dans le dossier d'Abousfian Abdelrazik, un Montréalais qui poursuit Ottawa pour 27,5 millions. M. Abdelrazik prétend que sa réputation a été ternie par des employés du gouvernement qui ont laissé filtrer des informations confidentielles le reliant au terrorisme, alors qu'il n'a jamais été formellement accusé devant un tribunal.

Le gouvernement se défend en expliquant que, loin de salir à dessein la réputation de M. Abdelrazik, il poursuit sans relâche les sources qui ont osé dévoiler aux journalistes ce que la police ou les services secrets avaient dans leurs dossiers sur la filière islamiste à Montréal.

Faire sauter un avion

Un enquêteur de l'Équipe intégrée de la sécurité nationale (EISN) de la GRC d'Ottawa, le sergent John Robertson Green, a ainsi expliqué dans un document que son groupe travaille depuis 2011 à une enquête baptisée Statue, qui vise à démasquer et accuser une source de La Presse.

En août 2011, La Presse avait obtenu un document secret du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) qui résumait une conversation téléphonique interceptée à l'été 2000. Les deux interlocuteurs étaient M. Abdelrazik et le prédicateur Adil Charkaoui.

Le document expliquait que les deux hommes auraient comploté pour faire exploser un avion en vol entre Montréal et la France. Le contenu du document a été dévoilé dans un article signé par les journalistes Pierre-André Normandin et William Leclerc.

MM. Abdelrazik et Charkaoui ont tous deux nié vigoureusement avoir eu une telle conversation. La police, elle, a confirmé à la cour l'authenticité du résumé.

Le sergent Green explique dans sa déclaration que son équipe était débordée ces dernières années en raison d'opérations antiterroristes majeures, mais qu'elle a consacré malgré tout de l'énergie à traquer la source de la fuite du document sur MM. Charkaoui et Abdelrazik.

«Ces dernières années, le nombre d'enquêtes hautement prioritaires de sécurité nationale impliquant des menaces d'attaques terroristes potentielles contre les Canadiens au pays et à l'étranger a augmenté, et l'EISN d'Ottawa a dû entreprendre plusieurs de ces enquêtes d'envergure. Comme ces enquêtes additionnelles ont requis plusieurs des ressources pour enquêter, perturber ou prévenir la menace d'activités terroristes au Canada et outre-mer, les tâches d'enquête pour le projet Statue ont été retardées», écrit-il.

«Malgré ces pressions sur nos ressources, la GRC a fait du progrès dans l'enquête», poursuit-il.

«Aussi récemment que le 17 septembre 2015, l'EISN d'Ottawa a reçu de nouvelles informations en rapport avec cette enquête et ces pistes sont ou seront enquêtées dans un futur proche», ajoute le sergent, qui précise que les techniques utilisées à ce jour pour trouver l'origine de la fuite ne peuvent être dévoilées, de peur de compromettre la suite de l'opération.

Les documents déposés à la cour révèlent aussi qu'une ou plusieurs personnes au quotidien The Gazette avaient reçu les mêmes documents que La Presse, avec deux pages supplémentaires contenant d'autres informations sensibles, mais que le journal anglophone n'a rien publié à ce sujet.

Deux enquêtes sur les sources

Hier, d'autres documents rendus publics dans le cadre du même dossier faisaient état d'une autre enquête de la GRC pour identifier une autre source de La Presse, qui avait fourni des informations confidentielles sur le dossier d'Adil Charkaoui aux journalistes Joël-Denis Bellavance et Gilles Toupin.

La GRC avait même obtenu une autorisation spéciale pour placer Joël-Denis Bellavance en filature. Il n'est pas clair si le plan est allé de l'avant. Des enquêteurs auraient aussi souhaité obtenir la liste des numéros entrants et sortants sur son téléphone, ce qui leur a été refusé.

Le directeur principal de l'information à La Presse, Alexandre Pratt, a réitéré l'importance de la protection des sources journalistiques, hier.

«Nous sommes préoccupés d'apprendre que les forces de l'ordre veulent espionner nos journalistes. Souvent, des informations essentielles au bon fonctionnement de la démocratie proviennent de sources qui ne peuvent être identifiées. Écouter nos conversations et suivre nos journalistes en filature, c'est vouloir nuire au lien de confiance entre un dénonciateur et un reporter. C'est une atteinte directe à la protection des sources d'information et au droit du public d'être informé», a-t-il déclaré.

La GRC n'a pas rappelé La Presse hier.