Un coroner dénonce l'apathie de la société québécoise après avoir enquêté sur la mort d'un quinquagénaire grièvement blessé à la tête laissé à lui même pendant 16 minutes sur un quai de métro sans qu'on lui prête assistance. Une quarantaine de personnes ont vu l'homme étendu sur le quai, inerte. Trois opérateurs de train aussi, dont deux frôlant presque son corps inanimé. Personne ne l'a secouru.

Un homme grièvement blessé a été abandonné à son sort pendant 16 longues minutes sur un quai de métro très achalandé, après que sa tête eut heurté une rame en mouvement, il y a un an.

Radil Hebrich, 59 ans, a succombé à ses blessures quelques heures plus tard, après avoir été transporté à l'hôpital.

«Au moins» une quarantaine de passants et trois opérateurs de train l'ont vu sans jamais lui porter assistance, selon le coroner qui a enquêté sur cet accident survenu à la station Langelier, à 21h32, un vendredi. Ils ne pouvaient ignorer que l'homme, qui saignait abondamment, souffrait de blessures graves.

«Personne ne touche à monsieur pour vérifier ses signes vitaux ou donner quelque soin que ce soit. Pendant ce temps, trois métros passent et continuent leur chemin», a déploré le Dr Jacques Ramsay dans son rapport, rédigé sur la foi des bandes vidéo. «L'indifférence des passagers [...] en dit long sur l'apathie citoyenne dans notre société.»

M. Hebrich était en état d'ébriété au moment des faits. Sa tête aurait heurté une pièce en saillie sur le bord du métro qui accélérait. Il est mort d'un traumatisme au crâne et au cou.

Le coroner déçu

En entrevue téléphonique, Jacques Ramsay a précisé qu'il est très loin d'être certain que M. Hebrich aurait survécu à ses blessures si on lui avait porté secours rapidement. Mais «on n'a pas donné la chance au coureur», a-t-il regretté. «Un arrêt cardiorespiratoire de 19 minutes, ça n'aide pas, c'est très long.»

Le coroner a indiqué qu'il avait été déçu en consultant la longue bande vidéo où personne n'agit.

«Tout le monde accepte que les choses doivent être comme ça, alors que je pense qu'il faut prendre conscience que ça ne devrait pas être ainsi», a ajouté M. Ramsay. «On aurait pu l'éloigner de la rame, le mettre sur le côté pour favoriser [sa respiration].»

Un seul passant s'est approché du corps inanimé de M. Hebrich. Il a fouillé ses poches. Le coroner présume que c'est pour établir son identité.

M. Ramsay précise dans son rapport qu'en plus des voyageurs, trois trains sont passés dans la station avant l'arrivée des secours, dont deux ont roulé à «cinquante centimètres» de la tête de la victime. «Les deux premiers opérateurs ne sortent pas de leur cabine, écrit-il. Le dernier s'approche de monsieur, mais reste à distance.» Il aurait été rassuré en apprenant que des secours étaient en route. Son train repart.

D'ailleurs, «aucun opérateur qui passe ne juge opportun d'interrompre le passage des trains même si [...] la rame passe à quelques centimètres de la tête de l'homme». Il présume toutefois que le premier opérateur à être passé a averti le contrôle central.

Le rapport du coroner date de décembre dernier.

Hier, la Société de transports de Montréal (STM) a fait valoir que la formation de ses opérateurs comprend un volet sur la sécurité et qu'elle tente de sensibiliser ses clients à l'utilité des téléphones d'urgence sur le quai.

Quant à savoir si les employés témoins passifs de la scène s'exposent à des conséquences disciplinaires, la STM n'est «pas en mesure» de le dire. «En effet, cet évènement s'est produit il y a un an et il faudra retourner aux services concernés», a indiqué Isabelle Tremblay, porte-parole de l'organisation.

Des caméras inefficaces

Toujours sur les responsabilités de la STM, M. Ramsay dénonce sans retenue le peu d'efficacité de ses systèmes de surveillance.

«Si quiconque a pu penser un temps que les caméras dans les stations de métro pouvaient diminuer les incidents et les accidents, ce décès illustre bien combien optimiste était un tel objectif», a-t-il écrit. «Monsieur Hebrich est couché par terre pendant seize minutes sur la lisière jaune au bord du quai, et jamais personne ne s'en est aperçu au contrôle central.»

En entrevue, il précise que les caméras de sécurité sont équipées de logiciels censés détecter automatiquement les anomalies. Aucune alerte ne s'est déclenchée ce soir-là, selon le coroner.

«La STM a une culture d'amélioration continue, notamment en matière de sécurité, a indiqué Isabelle Tremblay. Nous prenons très au sérieux les recommandations du coroner, M. Jacques Ramsay, et les faisons nôtres.»

La seule recommandation formelle du médecin consiste à demander à la société de transport de vérifier si «ses protocoles de sécurité ont été respectés».

Il termine son rapport en soulignant que l'intervention des services d'urgence n'a pas été rapide. Même une fois sur place, trois minutes passent avant que les ambulanciers entament les compressions, «ce qui est aussi long».

L'accident en quatre temps

1. Sortie

Radil Hebrich sort du wagon de métro à la station Langelier à 21h32, «juste avant que les portes se referment». Le coroner note qu'il est visiblement en état d'ébriété.

2. Instabilité

L'homme titube. Au lieu de se diriger vers la sortie, il atteint le mur du quai et s'y appuie, forçant trois utilisateurs à le contourner. Il se dirige ensuite vers le bord du quai.

3. Collision

Tout près du bord du quai, il est frôlé une première fois par la rame qui quitte la station. La collision mortelle survient juste après. Sa tête est vraisemblablement heurtée par le relief d'un des wagons.

4. Chute

Immédiatement, il «s'écrase brutalement par terre sur le quai», la tête à quelques centimètres à peine du bord. Le coroner note qu'il n'entre pas en convulsion. C'est dans cette position exacte que les secours le retrouveront 16 minutes plus tard.

«Beaucoup de ratés dans cette histoire»

Radil Hebrich avait quitté l'Algérie et la carrière d'architecte qu'il y menait dans l'espoir d'une nouvelle vie, a relaté hier la mère de ses enfants, mais sa vie a pris fin avec un drame indicible.

Louiza Messal et son conjoint s'étaient installés au Canada quatre ans avant l'accident mortel.

L'adaptation professionnelle n'avait pas été facile pour M. Hebrich. Il traversait une période de grande instabilité, qui l'avait notamment mené à vivre dans un refuge pour sans-abri. 

Mme Messal assure qu'il avait un toit au moment de l'accident, malgré une séparation survenue quelques années plus tôt.

Elle déplore que la Société de transport de Montréal (STM) et les autorités ne l'aient jamais informée des circonstances de la mort de M. Hebrich. C'est La Presse qui les lui a dévoilées, dont l'inaction des passants.

«Je pense que les gens qui devaient être là, qui auraient dû être là, n'ont pas fait ce qu'il fallait faire», a-t-elle déclaré au bout du fil.

«Je trouve qu'il y a eu beaucoup, beaucoup de ratés dans cette histoire», a-t-elle ajouté, assurant n'avoir reçu «aucune information». «Même à la morgue, on m'a trimballée à droite et à gauche.»

Louiza Messal était réticente à parler aux médias, de peur de ressasser ce moment douloureux de sa vie. «J'aimerais tellement que ce dossier soit fermé, terminé, a-t-elle confié. La vie continue, je dois me ressaisir.»

La mort de Radil Hebrich a été relayée par de nombreux médias et blogues algériens. Ils en ont fait le symbole des importantes difficultés d'intégration derrière l'eldorado canadien promis aux immigrants.

Dans L'Est républicain, un journal local, les membres de la Chambre des architectes locale ont fait publier un message pour offrir leurs condoléances à la famille éplorée.

PHOTO FOURNIE PAR SAMIR BEN EL-WATAN

Radil Hebrich