Le ministre québécois des Affaires autochtones, Geoffrey Kelley, confirme que Québec réfléchit sérieusement à la possibilité de déclencher une enquête publique dans la foulée des révélations de La Presse sur la mort violente ou suspecte de 259 enfants et adolescents autochtones dans la province.

Une enquête publique dans laquelle les autochtones prendraient une part active pour éviter à tout prix de réduire leur rôle à celui de simples «témoins d'un côté de la table», précise le ministre Kelley.

«Il ne faut pas que ce soit les grands spécialistes du Sud qui débarquent à Kuujjuaq pour leur dire quoi faire. Ça ne marchera pas. [...] Il faut faire cela ensemble», insiste M. Kelley, en empruntant la formule des Inuits, qui désignent le reste du Québec comme «le Sud».

Le ministre, qui revient tout juste d'un voyage chez les Cris et les Inuits, a été marqué par une rencontre avec une femme inuite, qui l'a apostrophé en lui disant: «Quand est-ce que vous allez cesser de venir dans le Nord pour essayer de nous réparer comme si on était un objet brisé?»

Après avoir obtenu et épluché des centaines de rapports du Bureau du coroner, La Presse a révélé plus tôt ce mois-ci que le taux de morts suspectes chez les enfants inuits et des Premières Nations est de trois à quatre fois supérieur à celui de l'ensemble de la jeunesse québécoise.

«Les histoires que vous avez trouvées sont très préoccupantes, mais malheureusement pas surprenantes. Il y a des enjeux très importants dans ces communautés, notamment autour du suicide et autour de la consommation de drogues et d'alcool», souligne le ministre Kelley. Les jeunes Inuits ont un taux de suicide 11 fois supérieur à celui des autres jeunes Québécois - dont le taux est déjà plus élevé que la moyenne canadienne, précise-t-il.

S'il va de l'avant avec le déclenchement d'une enquête publique, le gouvernement québécois ne veut pas «d'une autre grande réflexion existentielle sur la place des autochtones dans la société». «On a assez de matière déjà sur la table avec les recommandations de la commission Vérité et Réconciliation», a dit le ministre Kelley.

Les enjeux concrets liés à la santé publique et à la croissance des naissances - dans le Grand Nord québécois, 40% des Inuits ont moins de 15 ans - interpellent particulièrement le gouvernement québécois. «Je ne veux pas prêcher la morale, mais je me rappelle quand j'avais 15 ans, je n'étais pas prêt à être parent. Ça prend une réflexion sur la planification des naissances, mais il faut que ça vienne des communautés elles-mêmes», souligne le ministre, lui-même père de cinq enfants.

Les préoccupations du ministre Kelley font écho aux propos de leaders autochtones cités dans notre reportage, qui qualifiaient le boom de naissances dans certaines communautés de «bombe à retardement». Trop de jeunes autochtones voient le fait de devenir parents comme la meilleure façon de se sortir de la pauvreté, ont déjà déploré certains leaders.

La semaine dernière, les partis de l'opposition à Québec ont joint leur voix à celle de l'Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador pour demander au gouvernement Couillard de faire la lumière sur cette tragédie. Le chef de l'Assemblée des Premières Nations, Ghislain Picard, précisait alors - tout comme le ministre Kelley le fait aujourd'hui - que les raisons profondes de ce drame devaient être examinées «autant à l'intérieur qu'à l'extérieur des communautés».

Réagissant aussi à notre reportage, la coroner en chef du Québec Catherine Rudel-Tessier a répondu par l'intermédiaire de sa porte-parole qu'elle «envisage» d'ouvrir une enquête sur la mort des enfants autochtones, même si «aucune décision n'a été prise de la tenir pour le moment». «À titre d'organisme dédié à la protection de la vie humaine, il va de soi qu'un tel phénomène de mortalité touche directement notre mission et nous interpelle», a expliqué la porte-parole Geneviève Guilbault.

Le ministre Kelley consulte actuellement sa collègue Lise Thériault de la Sécurité publique (responsable du Bureau du coroner) pour trouver une formule plus inclusive qu'une enquête publique du coroner classique, soit une «enquête conjointe» dans laquelle des leaders autochtones travailleraient d'égal à égal avec le gouvernement du Québec à la recherche de solutions. «On est en train de réfléchir à comment le faire», dit-il.

Le ministre cite comme source d'inspiration un projet mis en place en 2013 par le gouvernement de Pauline Marois dans le cadre duquel des leaders inuits et des membres du gouvernement sont assis à la même table pour trouver des solutions communes aux problèmes sociaux causés par l'abus d'alcool et de drogue dans les communautés du Nord.

Et les femmes?

Par ailleurs, le nouveau premier ministre du Canada, Justin Trudeau, s'est engagé en campagne électorale à lancer - s'il était élu - une enquête publique sur les cas des femmes et des adolescentes autochtones disparues et assassinées au Canada. Questionné sur le sujet au lendemain des élections, il a réitéré qu'il allait «agir rapidement» pour lancer une telle enquête.

«Il faudra arrimer notre enquête à ce qui se fera au fédéral pour ne pas qu'il y ait de dédoublement ou de chevauchement dans les mandats», a précisé le ministre Kelley, qui a rencontré La Presse le jour des élections fédérales. M. Kelley - qui ne connaissait donc pas encore l'identité de son nouvel homologue fédéral - voit des enjeux similaires entourant ces deux tragédies, dont l'écart entre les conditions de vie des autochtones et celles des autres Canadiens.

Le ministre doit aussi tenir compte d'une autre enquête, celle-là sur les violences sexuelles et les conditions de vie des femmes autochtones du Québec, que l'Assemblée nationale a confiée à la Commission des relations avec les citoyens au printemps dernier et qui doit commencer ses travaux bientôt.

Autre défi pour le gouvernement québécois s'il va de l'avant avec une enquête publique sur la mortalité des enfants: il n'a pas les mêmes rôles et responsabilités à l'égard des communautés qui ont signé la Convention de la Baie-James (Inuits ainsi que les Premières Nations cries et naskapies) qu'à l'égard des huit autres Premières Nations (envers lesquelles le fédéral a plus de responsabilités, notamment la construction de logements sociaux).

Trois victimes

L'enquête de La Presse a mis en lumière la mort de 259 enfants et adolescents autochtones. En voici trois.

Demi-Celina Papatie, 16 ans, de Lac-Simon

Morte pendue le 25 février 2011

La jeune femme s'est pendue avec un foulard à la tringle du placard de la chambre de sa soeur. Sur son lit, ses proches ont trouvé plusieurs poèmes manuscrits aux propos très noirs qui parlaient d'amours déçus. Dans les derniers mois, le demi-frère et une amie de la défunte s'étaient eux aussi suicidés.

Susan Diane Mameanskum, 16 ans, de Kawawachikamach

Morte dans un accident le 28 juillet 2013

Personne ne portait de ceinture de sécurité dans la voiture dont la jeune victime était passagère. La conductrice était en état d'ébriété. Elle avait acheté du rhum et de la bière au dépanneur. Susan Diane et elle avaient commencé à boire à 20h. Vers 2h du matin, la conductrice s'est mise à rouler à haute vitesse. Son véhicule a quitté la route et s'est renversé sur le côté. Susan Diane était toujours vivante lorsque les secours sont arrivés. Ces derniers ont dû soulever le véhicule et sectionner un arbre pour pouvoir la libérer. Son décès a été constaté au CLSC.

Papigattuk Kadjulik, 1 an, de Kangiqsualujjuaq

Mort le 9 mai 2011

Le petit Inuit est mort dans l'avion qui le transportait vers les secours. La veille de sa mort, Papigattuk avait mauvaise mine. Sa mère l'a emmené au centre de santé de son village isolé du Nunavik, où il a fait des convulsions. Les médecins l'ont donc gardé en observation pour la nuit. L'enfant ne se portant pas mieux le lendemain, l'équipe médicale a décidé de le transférer d'urgence en avion-ambulance vers l'hôpital le plus proche, situé dans un village à des centaines de kilomètres de là. Il est mort avant d'arriver.

Pour voir le document multimédia «Le drame ignoré des enfants autochtones»