Depuis plus d'un an, le projet Les Survivantes contribue à changer la mentalité des policiers - ainsi que celle des élus et des organismes communautaires - au sujet des travailleuses du sexe. Près de 1500 policiers ont déjà assisté aux séances d'information des «survivantes», portées par les témoignages d'anciennes victimes qui ont poursuivi leur ancien proxénète. Les «survivantes» peuvent aussi intervenir auprès des victimes ou des personnes vulnérables. La Presse a assisté à une de ces séances d'information. Récit.

«J'ai été une victime, mais je suis une survivante.»

Devant une centaine de personnes - policiers, élus et travailleurs sociaux - venues assister, dans l'ouest de l'île de Montréal, à une séance d'information des «survivantes», Marie-Michèle, 26 ans, raconte comment elle est tombée sous la coupe d'un proxénète.

Tout a commencé par une réponse à une petite annonce parue dans le journal Métro.

Elle avait à peine 19 ans, sa mère venait de la mettre à la porte. Dépressive, accro au pot, elle était aussi naïve, jeune, belle et mince. Et, surtout, elle avait besoin d'argent.

«J'avais vaguement tenté le massage. J'ai été agressée par mon père... Tout me disait: «Me prostituer pour survivre, je ne vois pas le trouble»», se rappelle-t-elle.

Elle a tenté sa chance et rencontré Sam.

En quelques heures, il transforme la jeune fille brune en blonde aux ongles manucurés juchée sur des talons hauts. Elle commence dans un bar de danseuses nues de Longueuil, puis passe dans un «bar à gaffe» (un bordel).

Sam la baptise Jessica. Il est son pimp (son souteneur); elle devient sa possession.

Une nuit qui a tout changé

La cassure, dit-elle, a lieu peu après, dans l'intimité d'une chambre d'hôtel à Mont-Tremblant. Pendant une nuit, ivre et enragé, Sam la roue de coups, l'étrangle, la sodomise.

«À partir de ce moment, je suis devenue un robot. Je ne mangeais pas, je ne dormais pas, je me faisais violer tous les soirs ou presque, parce qu'il voulait être le premier et le dernier gars de la journée, même dans le cul, même si ça ne me tentait pas», raconte-t-elle.

Sa vie est un long supplice, qui ne s'arrête que lorsqu'un enquêteur du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) coince son proxénète. Le discours de façade que Sam lui a fait répéter se fissure.

Jessica s'efface et laisse place à Marie-Michèle, victime de traite de personnes. Elle accepte alors de dénoncer des mois de sévices et d'exploitation sexuelle.

«Une chance que c'était la bonne équipe de moralité. Ils ont envoyé l'enquêteur le plus empathique, dit la jeune femme en souriant. Mais c'est ce qu'il faut pour que les filles parlent.»

Marie-Michèle est l'une des six «survivantes» qui ont accepté de participer au programme du SPVM, créé par un groupe qui relève de la section Enquêtes multidisciplinaires et coordination jeunesse (SEMCJ) de la région ouest. Mis sur pied en 2010 avec une forte volonté de collaboration avec le milieu communautaire, le programme Les Survivantes donne des séances d'information depuis l'automne dernier.

Après tous ces mois d'exploitation, Marie-Michèle croit que son expérience peut faire oeuvre utile. Elle est sortie de la prostitution, n'entretient aucun lien avec le milieu criminel et est passée au travers du processus judiciaire. Elle prête main-forte au SPVM pour les séances d'information destinées aux policiers et aux intervenants du monde communautaire.

«Si, pendant une heure, vous pouvez vivre ce que j'ai vécu, alors vous êtes changé, vous n'êtes plus le même intervenant», dit-elle à son auditoire.

Les témoignages des survivantes sont précieux parce qu'ils bouleversent les clichés voulant que les prostituées choisissent le travail du sexe, qu'elles ont besoin d'argent pour payer leurs études ou qu'elles sont des nymphomanes qui assouvissent leurs désirs en se vendant à des inconnus.

«La prostitution, ce n'est pas un choix, c'est plutôt un manque de choix; 89% des femmes quitteraient le milieu si elles le pouvaient», affirme Josée Mensales, agente de concertation de la SEMCJ région ouest.

Policiers, hors répression

«On veut changer la vision de la prostitution, passer de traînée à victime», affirme le commandant Michel Wilson, du poste de quartier 3.

«C'était l'objectif: amener à voir les filles sous un oeil différent», explique quant à lui Antonio Iannantuoni, commandant et chef de section à la SEMCJ région ouest.

Les policiers doivent faire preuve de tact, mais aussi de patience quand ils rencontrent de possibles victimes.

«C'est rare, les filles qui disent au premier contact: Oui, cet homme me bat et prend tout mon argent, dit M. Iannantuoni. Il faut prendre le temps de construire une relation, rencontrer des victimes, mais respecter le moment où elles vont vouloir parler. Parfois, ça peut prendre deux semaines, parfois trois ans.»

Les policiers doivent aussi apprendre à saisir les «fenêtres» qui peuvent s'ouvrir quand une victime décide de parler. C'est aussi à ce moment qu'il faut savoir l'orienter vers les bonnes ressources, notamment le Centre d'aide aux victimes d'actes criminels (CAVAC).

«Notre expertise finit là où celle des autres commence», précise Diane Veillette, agente de concertation au SEMCJ région ouest.

Au cours de leurs interventions, policiers et patrouilleurs doivent aussi se montrer vigilants. Un cas de violence conjugale peut cacher une situation de traite de personnes.

«Il faut déceler le langage non verbal, essayer de voir si la fille a des tatouages, dans le cou notamment: les pimps font tatouer leur nom sur les filles. Quand il y a une bagarre, c'est peut-être le moment où on peut avoir une ouverture», explique Mme Veillette. Un homme qui se promène avec deux ou trois filles dans sa voiture doit aussi susciter la vigilance, comme ceux qui sont impliqués dans les bagarres autour des bars de danseuses nues.

«Votre intervention peut faire la différence», note Mme Veillette, qui encourage également les policiers à considérer les masseuses, danseuses ou prostituées comme de potentielles victimes et non comme des criminelles.

Selon le SPVM, peu importe si la victime décide de porter plainte ou non: l'essentiel est de l'aider à sortir de la prostitution.

«J'ai déjà travaillé avec les prostituées dans Hochelaga, et ce que je viens d'entendre me donne envie de rester empathique. Même si on se fait envoyer chier, on se dit qu'on aide peut-être la personne», estime un agent du poste de quartier 3 à l'issue de la séance.

Montréal et la traite de personnes

La traite de personnes n'est pas un phénomène nouveau, mais elle est inscrite seulement depuis sept ans dans le Code criminel.

Depuis la naissance du programme Les Survivantes, une quinzaine de dossiers de traite de personnes ont été présentés en cour à Montréal. «Il y a plus de dénonciations, croit M. Iannantuoni. Mais un cas, c'est un cas de trop.»

Avec 35 bars de danseuses et 200 salons de massage, la prostitution est un phénomène bien présent à Montréal, où il est aussi facile de se faire livrer une fille qu'une pizza, comme l'a confié un touriste européen à un enquêteur.

Et pour cause: une fille peut rapporter jusqu'à 2000$ par soir à son proxénète. Pour les motards ou les gangs de rue, le commerce du sexe reste bien plus lucratif que celui de la drogue, selon le SPVM.

Et l'image du proxénète reste banalisée, sinon valorisée, dans la culture populaire, précise le SPVM, qui a saisi, au cours de ses enquêtes, des objets qui semblent sortis tout droit de vidéoclips de P.I.M.P de 50 Cent, Snoop Dogg et G-Unit - notamment un trophée «I am number 1 pimp» qu'un homme gardait exposé dans le salon de sa grand-mère.

Le témoignage des survivantes montre qu'une porte de sortie existe. Précédée d'extraits vidéo de son premier témoignage à la police, où elle apparaît démolie, incapable de se projeter dans un quelconque futur, la présentation de Marie-Michèle, livrée avec aplomb, sans détour, mais aussi avec humour, montre le chemin que la jeune femme a déjà parcouru.

Aujourd'hui maman d'une petite fille de 2 ans, elle reprend ses études et espère devenir un jour policière ou travailler dans le milieu communautaire.

«Je suis maintenant sur le [bien-être social], je suis à la maison, mais je suis 100 fois mieux qu'à 18 ans», assure-t-elle.