Il y a plus de 20 ans, la congrégation de Sainte-Croix s'est fait confirmer par son avocat qu'un de ses membres, le frère Yvan Sarrasin, exploitait sexuellement un adolescent, des handicapés et d'ex-prisonniers dont il avait la garde. Loin de l'expulser et de le dénoncer à la justice, la Congrégation lui a fourni le gîte et le couvert depuis ce temps.

Dès 1990, Me Émile Perrin a signalé à la Maison provinciale des frères de Sainte-Croix que Sarrasin avait utilisé un adolescent pendant une longue période «pour satisfaire (ses) besoins» sexuels, selon une des nombreuses lettres de l'avocat obtenues par La Presse.

La congrégation de Sainte-Croix est bien connue au Québec, en raison de son membre le plus illustre, le frère André, portier au Collège Notre-Dame et fondateur de l'oratoire Saint-Joseph, crédité de nombreux miracles et canonisé l'année dernière.

Elle a fait aussi l'objet d'une enquête primée de la journaliste Sue Montgomery dans The Gazette, en 2008, et d'un reportage-choc du journaliste Normand Grondin à Radio-Canada, deux ans plus tard.

Ces deux enquêtes ont révélé de nombreux cas de pédophilie, notamment au Collège Notre-Dame, qui a longtemps été un pensionnat pour garçons dirigé par les frères de Sainte-Croix. The Gazette a relaté en détail le témoignage d'une victime du frère Yvan Sarrasin dans une maison de transition pour prisonniers en liberté conditionnelle, la Maison Charlemagne.

Le frère Réginald Robert, qui avait été le supérieur provincial au moment des faits allégués par la victime, avait déclaré à la journaliste Sue Montgomery qu'il n'avait été informé d'aucune allégation concernant le frère Sarrasin.

Or, La Presse a obtenu des lettres très explicites que lui avait adressées Me Émile Perrin en 1998. L'avocat lui répétait ce qu'il avait dit à son prédécesseur huit ans plus tôt, à savoir que le frère Sarrasin avait exploité sexuellement un adolescent, des handicapés et d'ex-détenus.

«En matière civile, les chances d'une poursuite sont plutôt minces, indiquait-il. Il en est cependant très différent en matière pénale, où un acte criminel ne peut se prescrire. Plus de 17 articles (du Code criminel) pourraient être utilisés contre Yvan Sarrasin...

«La source de pouvoir de Yvan Sarrasin sur ses conquêtes sexuelles est l'argent et la mobilité. Il serait donc fortement recommandable de lui couper le téléphone cellulaire, la voiture, les cartes de crédit et sa petite caisse. Après tout, il est nourri, logé et blanchi. Quelles dépenses peut-il avoir à 77 ans?»

L'avocat recommandait que le frère «ne demeure pas au Grand Saint-Joseph», une résidence de la Congrégation à Laval. «Laval et Montréal sont ses deux territoires de chasse. L'en éloigner devient un impératif. Le plus loin sera le mieux.»

Le frère Sarrasin vit toujours. Très lucide malgré ses 90 ans, il habite aux frais de la Congrégation au Grand Saint-Joseph. Joint hier au téléphone, il a dit à La Presse que les allégations à son sujet étaient le résultat de «magouilles». Qu'en est-il de sa relation avec «Sami», un adolescent avec qui il aurait eu une relation sexuelle? «En quoi cela vous regarde-t-il?», a-t-il demandé. Il a refusé de faire d'autres commentaires.

Le frère Sarrasin n'a jamais été arrêté par la police et n'a jamais fait l'objet d'accusations criminelles.

Me Perrin, qui a été l'avocat des frères de Sainte-Croix pendant 24 ans, a refusé de commenter ses lettres. «Je ne peux rien dire sur les frères, a-t-il dit hier. Même si je ne suis plus leur avocat depuis huit ans, je suis tenu au secret professionnel.»

Un adolescent «payé pour satisfaire les besoins du religieux»

Le 14 août 1990, Me Perrin a envoyé un premier rapport d'enquête sur le frère Sarrasin au révérend frère Raymond Lamontagne, alors supérieur provincial de la Congrégation. Trois jours plus tard, il lui a envoyé un deuxième rapport, après avoir interviewé un dénommé Michel Moreau, qui travaillait au Carrefour de La Triade, résidence pour handicapés intellectuels légers.

L'avocat signalait au supérieur que Sarrasin, alors âgé de 69 ans, partageait sa chambre avec «Sami», surnom d'un jeune immigrant d'origine cambodgienne dont nous devons taire le nom. Sami «était âgé d'environ 15 ans au moment de sa première rencontre avec le frère Sarrasin», signalait Me Perrin (dans une autre lettre, l'avocat dit qu'il était plutôt âgé de 14 ans).

Sami «avait été engagé par le frère Sarrasin à la Triade, se retrouvant sur la liste de paye, mais il n'avait aucune fonction définie. Selon M. Moreau, M. Sami a été payé pendant près de deux ans et demi à ne rien faire, uniquement pour habiter et satisfaire les besoins du religieux».

«M. Moreau m'informe qu'il a communiqué ces détails au frère Vianney St-Michel, qui a eu pour simple réponse: "Michel, si tu ne peux pas t'arranger avec Sarrasin, tu peux partir". Je vous informe que Sami a maintenant emménagé avec le frère Sarrasin dans sa nouvelle résidence de la rue D'Orléans.» Il s'agissait de la Maison Dujarié, qui s'occupait elle aussi de handicapés.

Me Perrin soulignait au frère Lamontagne qu'il avait déjà dénoncé Sarrasin à un membre de la direction de la congrégation, lequel «était non seulement au courant de la situation, mais qui en parlait ouvertement».

«Il appartiendra à la Sainte Congrégation des religieux de déterminer du sort du frère Sarrasin, poursuivait l'avocat. Il est cependant clair que ce genre d'agissements serait intolérable dans le monde laïque et qu'il devient grossièrement répugnant chez un religieux...

«Lorsque vous ne le saviez pas, aucun blâme ne pouvait vous être attribué. Maintenant que ceci vous est confirmé de diverses sources, le tolérer devient l'équivalent d'une caution.»

Le frère Lamontagne avait alors décidé de fermer la Maison Dujarié, rue D'Orléans. La Congrégation avait reçu des plaintes quant à des agressions sexuelles perpétrées par Yvan Sarrasin sur des personnes handicapées, et les services sociaux menaçaient d'enquêter.

D'ex-détenus obligés de prodiguer des faveurs sexuelles

Huit ans plus tard, un ex-détenu, Denis Charest, a porté plainte à la Congrégation et lui a réclamé un dédommagement de 50 000$. Me Perrin a été de nouveau mandaté pour enquêter. Il a interrogé M. Charest pendant plus de trois heures. Pour l'avocat, il ne faisait «aucun doute» qu'il disait la vérité.

«M. Charest dit avoir fait la connaissance d'Yvan Sarrasin lors de son bref passage de trois mois à la maison de transition Charlemagne, en 1979 (cette maison pour ex-détenus était elle aussi située dans l'est de Montréal)», a indiqué Me Perrin dans sa lettre adressée le 22 janvier 1998 au frère Réginald Robert, supérieur provincial des frères de Sainte-Croix.

«Il découvrit assez rapidement que, pour obtenir une permission dans cette institution dont Yvan Sarrasin était le directeur, il lui fallait, comme tous ses compagnons, d'ailleurs, se soumettre aux volontés sexuelles exprimées par ce dernier.

«Il explique que, puisque le directeur avait non seulement le pouvoir de lui refuser ces permissions, mais aussi celui de le retourner à sa prison d'origine s'il ne se soumettait pas à ses directives, le choix offert à M. Charest et ses compagnons était plutôt restreint. Ainsi, le rituel se voulait toujours le même.

«Le tout consistait généralement en des séances de 15 minutes lors desquelles il y avait attouchements des parties génitales des pensionnaires par Yvan Sarrasin, une demande de se dévêtir, de se masturber et de ce que M. Charest appelle du "taponnage" et du "tripotage".

«M. Charest affirme de plus que, n'en était-ce de cette autorité dont Yvan Sarrasin s'était doté au sein de la Maison Charlemagne, il ne se serait jamais soumis à de telles demandes...

«M. Charest me dit que la Congrégation des frères de Sainte-Croix n'a qu'à consulter l'annuaire des pensionnaires qui ont fréquenté la Maison Charlemagne de 1978 à 1980 pour connaître les noms de tous ceux qui ont été sexuellement abusés par Yvan Sarrasin...«Yvan Sarrasin ne se serait pas limité à des prisonniers en transition. Il aurait aussi eu des relations sexuelles avec des handicapés de la maison Dujarié et des pensionnaires de la Maison La Triade.»

M. Charest a affirmé qu'il avait continué de voir Sarrasin après son départ de la maison de transition, et ce, jusqu'en 1997: il avait besoin d'argent et le frère lui en donnait en échange de faveurs sexuelles.

L'ex-détenu a ainsi confié à l'avocat que Sarrasin avait des relations sexuelles avec des personnes séropositives. Le frère lui avait dit qu'il n'avait pas peur d'être contaminé parce que «à son âge, il n'a rien à perdre, puis que sa communauté devait prendre soin de lui».

La Congrégation de Sainte-Croix, en effet, n'a pas cessé de prendre soin du frère Sarrasin. Cependant, elle fait maintenant face à une demande de recours collectif de plusieurs millions de dollars, recours auquel se sont jointes plus de 80 victimes de plusieurs frères pédophiles.

Le frère Réginald Robert, à qui étaient adressées les lettres de Me Perrin mais qui avait affirmé à The Gazette n'avoir jamais entendu parler du dossier, est mort l'année dernière. Nous avons tenté de parler à son successeur, le père Jean-Pierre Aumont, supérieur provincial de la Congrégation, ainsi qu'à l'avocat qui la représente dans le recours collectif, Me Éric Simard, mais sans succès.

>>> Lisez deux des lettres de Me Émile Perrin concernent le frère Yves Sarrasin.