Dès 2007, les policiers et les procureurs affectés à l'opération SharQc redoutaient ce qui s'est produit le 31 mai dernier, lorsqu'un juge a libéré 31 motards. L'incapacité du système judiciaire de gérer les conséquences d'une opération policière d'envergure figurait parmi les «menaces et faiblesses» du projet, apprend-on dans une série de documents rendus publics récemment, que La Presse a consultés. Pour tenter d'avoir gain de cause contre ceux qui sont toujours accusés, la poursuite fera témoigner plusieurs délateurs, qui se partageront plus de 3,5 millions.

Qui dit «superprocès» dit «superdépenses».

Neuf criminels repentis qui témoigneront contre leurs anciens frères motards dans les «mégaprocès» découlant de l'opération SharQc se partageront plus de 3,5 millions de dollars, selon une compilation faite par La Presse.

Et la facture risque d'augmenter: 24 autres «délateurs», dont la valeur des contrats n'est pas mentionnée, pourraient aussi témoigner, révèle un document judiciaire.

Craignant que les contrats des délateurs «enflamment l'opinion publique», les avocats des 144 membres et sympathisants des Hells Angels toujours accusés dans l'opération SharQc se sont opposés à ce qu'ils soient rendus publics.

Une série de documents déposés en preuve dans le cadre de la requête «en arrêt de procédure» présentée par la défense l'hiver dernier, dont ces contrats, était frappée d'un interdit de publication jusqu'à tout récemment.

Le juge James Brunton, qui a libéré 31 motards au terme de cette requête, vient de permettre aux médias d'en dévoiler la teneur.

Sécurité compromise

Des clauses des contrats suggèrent que la sécurité des délateurs est compromise par la décision de ces derniers de collaborer avec les autorités, ont déploré les avocats de la défense, qui estiment du même coup que cela ternit la réputation de leurs clients motards.

«Le public n'est pas dupe. Ce ne serait pas une révélation pour qui que ce soit de savoir qu'un individu qui décide de collaborer avec les autorités durant une enquête d'activités criminelles alléguées a des préoccupations de sécurité», a répondu le juge Brunton.

La compilation réalisée par La Presse est tirée des sommes figurant aux contrats des neuf délateurs.

La part du lion va au témoin-vedette de la poursuite, le Hells retraité du «chapitre» de Sherbrooke, Sylvain Boulanger, qui reçoit 2,9 millions. Cette information était connue.

Ce qu'on ignorait, toutefois, c'est que huit autres délateurs toucheront au total 600 000$ en indemnités de toutes sortes, de l'allocation pour la cantine en prison à une pension alimentaire pour leur enfant. De plus, un second document révèle que la poursuite pourrait avoir recours à 24 autres délateurs au besoin.

Pas de délateur, pas de procès

Sans délateur, il n'y a pas de procès contre les Hells Angels. C'est pourquoi Boulanger est le «témoin spécial» le mieux payé de l'histoire judiciaire québécoise. Des documents qui traitent des objectifs de l'opération SharQc vantent d'ailleurs le recrutement de «sources de haut calibre».

Dans les contrats, la Sûreté du Québec s'engage à assurer leur protection. En retour, les délateurs ne doivent pas révéler où ils sont incarcérés ou encore l'endroit où ils vivent sous une nouvelle identité.

Gérard Gallant, tueur à gages des Rock Machine condamné à la prison à vie après avoir confessé 28 meurtres, n'a même pas le droit d'accorder des entrevues aux médias ni de recevoir une rétribution si son histoire fait l'objet d'un film ou d'une série télévisée.

L'homme de 61 ans n'a pas été gourmand, selon son contrat. En échange de son témoignage en cour, il recevra 50$ par mois à dépenser à la cantine de la prison jusqu'à sa libération. Comme il passera au moins 25 ans à l'ombre, cela équivaut à 15 000$.

Immunité relative

Quant à Sylvain Boulanger, il bénéficie d'une relative immunité. Techniquement, comme il n'est accusé de rien, cela ne fait pas de lui un délateur, mais un témoin spécial. Si la police trouve des preuves indépendantes de ses crimes, ce Hells qui a retourné sa veste pourrait toutefois être accusé. Recruté en 2006, il a touché 1,7 million jusqu'à présent.

Après Boulanger, c'est Éric Archambault, revendeur de drogue affilié aux défunts Jokers de Saint-Jean-sur-Richelieu, qui est le mieux payé, à 175 000$. La SQ lui fournit aussi 500$ par mois pour la location d'une voiture, en plus d'avoir remboursé ses créanciers (9000$).

Martin Roy, ex-membre des Evil Ones (club-école des Hells sur la Rive-Sud) recevra quant à lui 140 000$ au terme des procès.

La protection des délateurs coûte souvent cher. Le trafiquant de drogue Stéphane Marcotte, 44 ans, a bénéficié de mesures gardées secrètes qui ont coûté 30 596$ entre 2008 et 2009, apprend-on dans son contrat.

La SQ se donne le droit d'annuler les ententes si les déclarations des témoins se révèlent fausses ou incomplètes.

Les ex-Rockers Éric Blaquière et Stéphane Gagné, l'ancien Rock Machine Peter Paradis, un trafiquant de cocaïne de l'Abitibi, Stéphane Lacasse, ainsi que «l'armurier des Hells», Charles-Michel Vézina, font également partie des neuf délateurs dont les contrats ont été révélés. Vézina, 63 ans, a obtenu une indemnité de 500$ par semaine pendant deux ans, et l'État paiera pour sa «réinstallation sécuritaire».

La poursuite ne fera pas seulement témoigner des délateurs. Pas moins de 2316 témoins figurent sur la liste fournie à la défense. Quelque 74 enquêtes des corps policiers québécois sur des motards et leurs associés ont été regroupées pour donner naissance à l'opération SharQc. Les membres des divisions («chapitres») de Sherbrooke et de Québec seront les premiers à avoir leur procès, possiblement à l'hiver 2012.