Aux yeux de l'avocat Guy Gilbert, le coroner Robert Sansfaçon a le pouvoir d'élargir son enquête sur la mort de Fredy Villanueva. Me Gilbert est bien placé pour le savoir: c'est lui qui a présidé l'enquête publique du coroner sur la mort du caporal Lemay dans la pinède d'Oka en 1990.

Il est dans «l'intérêt public» d'examiner les tensions sociales entre la police et la population de Montréal-Nord, selon Me Gilbert. Cette enquête s'ouvre ce matin au palais de justice de Montréal sur fond de controverse: la majorité des personnes et des groupes inscrits à titre de «personnes intéressées» s'en sont retirées avant même qu'elle ne commence.

Dans l'entrevue qu'il a accordée à La Presse, Me Gilbert critique le ministre de la Sécurité publique, Jacques Dupuis, pour son refus de payer les frais d'avocats des cinq jeunes témoins du drame.

Dès sa déclaration d'ouverture, en septembre 1991, le coroner Gilbert s'était fondé sur la Loi sur la recherche des causes et des circonstances des décès pour décrire le «large cadre» de son mandat. Il est convaincu que le juge Robert Sansfaçon, assujetti à la même loi, devrait en faire une interprétation similaire.

«Si j'étais le juge Sansfaçon, je me dirais que je n'ai certainement pas été nommé coroner seulement pour réexpliquer au public que la balle du policier a atteint le jeune Villanueva, affirme Me Gilbert. Il y a 50 personnes au Bureau du coroner qui auraient pu faire l'enquête. Pourquoi a-t-on nommé le juge Sansfaçon? Pour qu'il donne à cette enquête des retombées qui auront du poids dans le public. Si j'étais lui, je serais imprégné de ça. Le public a des attentes non seulement en raison d'une situation ponctuelle, mais en raison d'une situation qui dure.»

Me Gilbert n'a jamais eu peur de remettre en question les méthodes policières. Il était l'un des trois commissaires mandatés en 1977 pour faire la lumière sur des gestes illégaux de la GRC pendant la crise d'Octobre (commission McDonald). Puis, en 1991, à titre de coroner dans l'enquête publique sur la mort du caporal Lemay, il a annoncé d'entrée de jeu son intention de se pencher sur le travail de la Sûreté du Québec le 11 juillet 1990. Ce jour-là, 125 policiers ont assailli la pinède d'Oka. Le caporal Lemay a été tué durant cet assaut par l'un des Mohawks embusqués dans la pinède. Quatre ans plus tard, dans son rapport, il critiquait vivement la SQ, qui avait selon lui fait preuve de négligence. Il recommandait que la police n'intervienne pas dans les communautés autochtones sans une autorisation du ministre de la Sécurité publique.

«J'avais l'impression, si ce n'est la conviction, que sans une présentation globale de la situation j'arriverais à une réponse sur un aspect technique du décès: comment la balle avait abîmé le corps du caporal Lemay. Ça ne m'apparaissait pas entrer dans le coeur du vrai problème ni servir l'intérêt public», se souvient Me Gilbert, aujourd'hui en semi-retraite et avocat-conseil au cabinet Gilbert Simard Tremblay.

Le coroner Sansfaçon devrait se pencher sur le profilage racial, sur les interventions policières contre les gangs dans les quartiers défavorisés ainsi que sur les perceptions selon lesquelles la police bénéficie d'une certaine impunité, comme l'a déjà suggéré la Ligue des droits et libertés, estime Me Gilbert. «S'il y a un antagonisme entre la police et certains milieux sociaux, si le seul fait qu'on soit noir ou que ça se passe dans tel district, c'est déjà deux prises contre la personne appréhendée, cela justifie qu'on l'examine dans une enquête comme celle-ci», selon l'avocat. Lorsqu'il a entendu les requêtes préliminaires, le coroner Sansfaçon n'a pas écarté la possibilité d'élargir son enquête, mais il a jugé cela «prématuré». Des groupes de pression n'y ont vu «aucune garantie d'ouverture».

Une question de perte de droit

Même si le gouvernement n'est pas tenu de le faire, il devrait payer les frais d'avocats des jeunes témoins du drame, croit Me Gilbert. «Que l'État soit tenu ou pas de payer les frais d'avocats, là n'est pas la question. L'administration de la justice serait mieux servie si les témoins appelés à la barre étaient représentés par avocat. Ces jeunes sont exposés à la perte de leurs droits en plus de risquer que des accusations soient plus tard portées contre eux. Ce n'est pas en ajoutant deux ou trois avocats qu'on va mettre la Caisse de dépôt et placement en faillite.»

Si la Sécurité publique ne le fait pas, le Barreau pourrait aussi contribuer, estime Me Gilbert. Autrement, il prévoit que le coroner Sansfaçon devra composer avec le déséquilibre des forces en présence: «D'un côté, un peloton de procureurs pour la police; de l'autre, rien pour les autres témoins.»

Le choix du juge Sansfaçon pour mener cette enquête est le bon, croit Me Gilbert. «Il a une technique de travail, un style accueillant qui va favoriser la venue de l'information», souligne-t-il. Rien n'empêche le coroner d'élargir son mandat en cours d'enquête au nom de l'intérêt public, selon lui. «La règle fondamentale: le coroner est maître de son enquête pour le meilleur et pour le pire. Il fera une très bonne enquête ou une moins bonne, selon ce qu'il aura envisagé comme cadre de son mandat», conclut l'avocat de 79 ans.