Deux visions diamétralement opposées se sont affrontées hier, en Cour suprême, qui entendait la première de deux importantes causes susceptibles de changer les pratiques journalistiques.

Le plus haut tribunal du pays se penchait ainsi sur le cas du quotidien National Post et de son journaliste Andrew McIntosh, qui refusent de remettre aux autorités un document obtenu d'une source confidentielle, dans le dossier du Shawinigate. La veille, la Cour suprême avait accepté d'entendre en octobre prochain la cause opposant le journaliste du Globe and Mail Daniel Leblanc à l'agence de publicité Polygone, qui réclame de connaître l'identité de la source surnommée Ma Chouette, à l'origine d'une partie des révélations qui ont levé le voile sur le scandale des commandites.

 

Tour à tour hier, les avocats du quotidien torontois, d'autres médias et des groupes de défense des libertés civiles ont plaidé l'importance de la protection d'une source qui fournit de l'information à un journaliste sous le sceau de la confidentialité.

«Si les sources se retrouvent exposées, ça va en refroidir plusieurs de briser le silence», a souligné Me Brian MacLeod Rogers, représentant l'Association canadienne des journaux.

«La charte protège la liberté de la presse, et dans cette garantie il y a aussi selon nous le droit de protéger les sources des journalistes, a renchéri Me Daniel Henry, avocat de la Société Radio-Canada. Sans source, il y aura moins d'histoires importantes et de reportages d'intérêt public.»

Plus de 35 États américains ainsi que des pays européens ont déjà modifié leur cadre législatif pour y inclure certaines formes de protection des sources journalistiques, ont plaidé les avocats du National Post. Le Canada ne dispose pas de telles lois.

Pas au-dessus des lois

En Cour suprême, le procureur de la Couronne a rétorqué que les journalistes, si utiles à la société qu'ils soient, ne peuvent pas se prétendre au-dessus des lois.

«La question n'est pas de définir si les médias jouent un rôle fondamental dans notre démocratie. C'est le cas. La question est de savoir si, au nom de la relation privilégiée journaliste-source, ce rôle place les journalistes et ceux qui leur fournissent des informations au-dessus de la loi», a souligné Me Robert Hubbard, en introduction de son plaidoyer.

Dans la cause en question, la Gendarmerie royale du Canada, arguant que le document de M. McIntosh est un faux, a obtenu en 2002 un mandat de perquisition pour obliger le rédacteur en chef du journal à remettre le document et l'enveloppe dans laquelle il a été reçu, afin d'analyser les empreintes et d'identifier la source. Le National Post a toujours refusé de se plier à l'ordre de la Cour. Sur la base des informations contenues dans le document en question, M. McIntosh avait révélé que l'ancien premier ministre Jean Chrétien s'était placé en situation de conflit d'intérêts en intervenant auprès de la Banque de développement du Canada pour qu'elle alloue un prêt à l'Auberge Grand-Mère, située dans sa circonscription de Shawinigan.

Les neuf juges de la Cour suprême ont pris la cause en délibéré. La décision pourrait prendre jusqu'à plusieurs mois avant d'être rendue publique.

Difficile de trancher

Pour le spécialiste en droit de l'information de l'Université de Montréal, Pierre Trudel, les tribunaux pourraient avoir beaucoup de difficulté à trancher les causes d'Andrew McIntosh et de Daniel Leblanc, dans lesquelles «deux logiques s'affrontent: la liberté de la presse et la capacité des tribunaux à rendre justice».

«Dans des situations où de tels droits s'affrontent, il est rare qu'on réussisse à avoir une règle qui détermine, une fois pour toutes, quel principe doit l'emporter sur l'autre, souligne le professeur Trudel. On est en présence de droits fondamentaux tout aussi légitimes l'un que l'autre.»

La complexité, selon lui, réside aussi dans le fait qu'il n'y a aucune règle qui régit la profession journalistique, contrairement aux médecins ou aux avocats, par exemple, qui sont tenus au secret professionnel.

Personne n'est au-dessus des lois, certes, mais «est-ce que la loi peut imposer des contraintes aussi lourdes à la liberté de la presse?» s'interroge-t-il.

À la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), on a tranché. Le moment est venu, selon le président, François Bourque, de légiférer pour protéger la confidentialité des sources.

«Ça n'a plus de bon sens de continuer à aller faire des batailles chaque fois en Cour pour être capable de protéger du matériel journalistique. Il est temps de trouver une solution permanente», dit-il.

La FPJQ a mis sur pied un groupe de travail, en collaboration avec les principaux médias québécois, pour établir les balises à l'intérieur desquelles les journalistes doivent pouvoir, dans l'intérêt public, protéger leurs sources.

«Dans un contexte où les gouvernements ferment l'accès à l'information, poussent à des niveaux inégalés la culture du secret, c'est de plus en plus important que les journalistes puissent avoir accès à des sources de l'intérieur», explique le président de la FPJQ.

Déjà, il craint que les procédures judiciaires en cours ne refroidissent les ardeurs de dénonciateurs potentiels, et ce, aux dépens de l'intérêt public.