Police préventive, police répressive. La ligne est mince. La prévention prend du temps, se déroule dans les coulisses, souffre d'une image de «police bonbon». La répression, elle, est visible, impressionnante, affiche fièrement ses résultats en nombre d'arrestations et kilos de drogue saisis. Mais dans les faits, qu'est-ce qui fonctionne? La Presse est allée voir pour vous, sur le terrain, ce que donnent les deux modèles. Aujourd'hui, un portrait d'Éclipse, l'escouade spécialisée dans la lutte contre les gangs de rue. Demain, la police communautaire du quartier Saint-Michel.

L'appel, à la radio, est clair et inquiétant. Un homme identifié aux gangs de rue court dans la rue Saint-Denis. Il a un «morceau» - une arme, en langage policier. Il vient d'ailleurs de l'exhiber devant plusieurs témoins au cours d'une bagarre dans un bar. À l'issue de la poursuite, cinq hommes, dont trois sont liés aux gangs, sont couchés au sol, menottés. L'arme, un .38 chargé, a été lancée sous un camion. Les policiers l'ont rapidement récupérée.

 

Un jeune agressé à coups de bouteille, cinq arrestations, une arme chargée, une rue remplie de voitures de patrouille. La soirée a été chaude pour le groupe Éclipse, l'escouade de la police de Montréal spécialisée dans la lutte contre les gangs de rue. «Le défi, ce sera maintenant de lier l'arme à l'un des suspects», souligne le commandant Michel Guillemette, le patron d'Éclipse, avec qui La Presse a patrouillé dans la nuit de samedi à hier.

La nuit précédente, les policiers avaient également arrêté un membre de gang dans le quartier de Saint-Léonard. La chose avait failli dégénérer en émeute.

Éclipse, c'est l'escouade créée en juin dernier grâce aux sept millions versés par le gouvernement fédéral pour la lutte contre les gangs de rue. Avec cet argent, on a loué des locaux, acheté 17 voitures clairement marquées et recruté 40 policiers dans les postes de quartier.

De jeunes policiers, qui comptent en moyenne quatre ans d'expérience, et qui s'adaptent aux «cibles» déterminées par les postes de quartier de tout Montréal. Quarante policiers, donc, et un immense territoire à couvrir. «La géographie est un défi majeur», souligne le commandant.

Éclipse a donné des résultats, dit Michel Guillemette. «L'an dernier, il y a eu 14 meurtres liés aux gangs de rue. Cette année, on en est à cinq, dit-il. On est très fiers de nos résultats. Les citoyens, quand ils nous voient, nous félicitent et nous remercient.»

T-shirt vert et casquette

Ce genre de poursuite au centre-ville, à la fermeture des bars, c'est la partie spectaculaire du travail d'Éclipse. Celle qui, effectivement, fait grimper les statistiques de la police de Montréal. La partie un peu moins glorieuse du boulot se déroule cependant dans les quartiers, au fil de «balayages» dans les stations de métro ou de «visites de courtoisie» dans les bars.

«Si un groupe de jeunes se trouve sur un quai, on va d'abord voir s'ils prennent le métro. Sinon, on va aller les voir. Ils contreviennent au règlement qui interdit de traîner dans le métro. On va leur demander de s'identifier. S'ils refusent, c'est une entrave. Infraction au Code criminel», explique Michel Guillemette.

Comme ici, dans une station de métro de Côte-des-Neiges. Un jeune vient d'être appréhendé par les policiers. Il porte un t-shirt vert et une casquette aux couleurs d'une équipe de hockey américaine. En entrant dans le métro, il a croisé un autre jeune. Les deux garçons se sont rapidement tapé le poing en signe de salutation.

Le jeune n'a commis aucune infraction. Pourtant, trois policiers s'entretiennent maintenant avec lui au coin d'une rue. Pourquoi? «Le vert, c'est la couleur de Rivière-des-Prairies», dit Martial Mallette, superviseur pour Éclipse. Vérification faite, le jeune n'a pas de dossier. «On ne l'a pas fiché membre, mais ça va alimenter nos banques», ajoute Michel Guillemette.

Mais comment au juste distingue-t-on un membre de gang de rue d'un jeune vêtu d'un t-shirt vert? «Il y a des signes distinctifs. Casquettes, bandanas, numéros, véhicules qui flashent, explique Michel Guillemette. Un signe, deux signes, trois signes, ça, ça nous dit: O.K. C'en est un. Et s'il n'en fait pas partie, il n'est pas loin.»

Vrai gangster ou jeune à la mode? «Il faut faire attention à l'habillement, concède le commandant. Trois jeunes au coin de la rue, ils ont le droit d'avoir des chandails rouges. Ça ne veut pas dire qu'ils font partie des Bloods. Et il ne faut pas mettre des étiquettes sur tel ou tel type d'auto.»

Mais dans les faits, les policiers d'Éclipse vérifient dans leur ordinateur toutes les plaques d'immatriculation des VUS de luxe qu'ils croisent. Nous suivons celui-ci, un Cadillac Escalade, depuis plusieurs minutes. Le camion est loué. On ne dispose donc d'aucun renseignement sur le conducteur. «Je veux juste voir qui est au volant, dit Michel Guillemette en se plaçant à la hauteur du conducteur. Est-ce que c'est un monsieur blanc de 50 ans?» Vérification faite, le conducteur est noir.

»Gangbusters»

En théorie, le mandat d'Éclipse comporte un volet préventif. Mais disons que l'esprit général n'est pas très communautaire. Le dessin griffonné sur un grand tableau blanc, dans les locaux de l'escouade, laisse assez peu de doute sur la philosophie d'intervention. «Gangbusters», a écrit l'un des policiers, dans une référence évidente au film Ghostbusters. Mais en dessous, plutôt que la bouille du sympathique fantôme, il y a le dessin d'une benne à déchets bien chargée. «N'écrivez pas ça», dit le commandant.

Dans bien des endroits de Montréal, les méthodes d'Éclipse suscitent la colère. Peu après la création de l'escouade, Pierreson Vaval, coordonnateur d'Équipe RDP, qui fait de la prévention auprès des jeunes de Rivière-des-Prairies, a commencé à recevoir d'inquiétants échos des rues de son quartier. Les jeunes se faisaient «écoeurer» par des policiers, qui les arrêtaient sous n'importe quel prétexte. La répression était appliquée avec le sens le moins noble du rôle: appliquer la loi avec zèle pour contrôler l'identité de personnes suspectes. Traverser la rue à un feu rouge, cracher par terre, traîner... Le moindre écart peut servir de prétexte pour obliger le fautif à décliner son identité. Ainsi, les policiers espèrent tomber sur tel voleur en cavale ou sur son habituel complice.

M. Vaval reconnaît que la répression est essentielle. «Il faut que la communauté lance un message auprès des jeunes qui se marginalisent et qui menacent la sécurité du secteur. C'est indispensable. Mais c'est une arme à deux tranchants. Il faut être stratégique. Il ne faut pas prendre le couteau et le planter un peu partout dans le sac, sinon, le contenu du sac - qui est important -, il n'y en aura plus!»

Les premières victimes de la répression sont celles qui ont «l'air» suspect. Tant Pierreson Vaval que le travailleur social Jean-Yves Sylvestre, qui a longtemps oeuvré à la Maison d'Haïti, rapportent des cas où de jeunes Noirs ou Latinos habillés à la mode hip-hop, qui n'avaient rien à voir avec les gangs de rue, se sont fait interpeller. Le risque de profilage racial est réel. «Quand Éclipse fait de la répression, ça nuit à tous les efforts de rapprochement», dit Jean-Yves Sylvestre.

Le commandant Guillemette rejette ces accusations. «Pensez-vous vraiment qu'on interpelle des gens pour le plaisir de les interpeller?» demande-t-il. Il estime que les gens brandissent bien facilement l'accusation de racisme. «J'ai des policiers noirs qui se sont fait traiter de racistes! Il faut le faire...»