Soupçonné du meurtre de Robert Tanguay, commis à Rigaud en 1997, John Boulachanis a fui pendant 13 ans, vivant sous plusieurs identités, dans trois pays, avant d'être épinglé en Floride, en juin 2011. Les jurés chargés de le juger pour le meurtre ont entrepris leurs délibérations, en fin de journée, hier. Ils ignorent de grands pans de cette histoire. Maintenant qu'ils sont séquestrés, on peut tout raconter.

De multiples identités

Aux commandes d'un petit Cessna, John Boulachanis atterrit dans un aéroport de Floride, en ce début de soirée du 16 juin 2011. Il l'ignore encore, mais l'homme aujourd'hui âgé de 42 ans vit les dernières minutes de sa longue cavale. Les US Marshalls l'attendent et vont l'arrêter pour un meurtre commis au Canada en 1997.

Les policiers américains sont en contact avec l'enquêteur Hugo Petit, de la Sûreté du Québec. Ce dernier a hérité de ce dossier « froid » en février 2011, avec la tâche de retrouver le fugitif afin qu'il soit jugé. Cela fait des mois que l'enquêteur explore des pistes tortueuses et marche dans les traces évanescentes du fugitif, classé parmi les 10 criminels les plus recherchés du Québec, pour essayer d'arriver jusqu'à lui. Des incidents survenus aux États-Unis amènent les policiers américains à s'intéresser aussi à Boulachanis. En juin, avec le concours des uns et des autres des deux côtés de la frontière, c'est mission accomplie.

Faux papiers et vraies armes

Selon un rapport des événements, lors de son arrestation à l'aéroport North Perry, en Floride, ce fameux soir de juin 2011, Boulachanis est en possession d'une arme de poing chargée et de plusieurs faux documents, incluant deux fausses licences de pilote, trois permis de conduire à différents noms, un faux passeport diplomatique grec, une fausse carte d'agent de sécurité de l'ONU (ce qui lui permettait d'avoir sur lui une arme à feu en tout temps), de faux permis de conduire internationaux avec sa photographie, de fausses cartes de crédit et de fausses cartes bancaires, au nom d'Anthony John Thomas.

Le lendemain, les policiers américains font une perquisition au logement que Boulachanis occupait avec sa conjointe, à Hallandale Beach. Sur place, ils trouvent notamment deux armes à feu, quatre ordinateurs, une multitude de faux documents à différents noms, dont certains avec la photo de Boulachanis, un simulateur de vol et beaucoup de matériel pour faire de faux documents. Une bibliothèque est remplie de livres portant sur le vol d'identité, la façon de s'en créer une ou de survivre sans identité.

Fraudes

Boulachanis était alors recherché dans plusieurs États américains pour des fraudes par internet, qu'il aurait commises sous au moins cinq alias différents, lit-on dans un résumé des faits.

La conjointe de Boulachanis, Diana Maiolo, une Ontarienne née en 1979, utilisait son nom d'origine aux États-Unis, alors qu'elle avait changé son nom légalement au Canada quelques années plus tôt pour celui d'Amanda Jones. Elle avait un passeport valide pour chacun de ses noms, bien que l'un d'eux eût été déclaré perdu ou volé.

Aujourd'hui, la femme de 37 ans vit dans la région de Montréal et est en attente d'être jugée pour entrave à la justice. On lui reproche d'avoir participé à l'intimidation d'un témoin qui devait témoigner au procès de Boulachanis.

Le ministère public est persuadé que Boulachanis a fui en raison du meurtre. Dans les semaines suivant la disparition de Tanguay, en août 1997, lui et d'autres qui avaient fréquenté le disparu avaient été interrogés par la police à ce sujet. Au début de 1998, Boulachanis a été arrêté et accusé pour trafic d'un kilo d'héroïne. Ayant obtenu une libération sous caution, il en a profité pour disparaître à son tour. Pendant les 13 années suivantes, il aurait vécu sous de fausses identités en Ontario, en Grèce et aux États-Unis.

Presque 20 ans après les faits, il revient maintenant au jury d'écrire un des derniers chapitres de cette histoire aux multiples rebondissements. Il doit décider entre quatre verdicts : non coupable, ou coupable de meurtre prémédité, de meurtre non prémédité ou d'homicide involontaire.

Photo La Presse

Le chemin qui menait à la tombe improvisée de Robert Tanguay dans la sablière.

Un meurtre et son procès

Le 9 août 1997, Robert Tanguay, fils de fermier et soudeur qui évolue aussi dans un réseau de vol d'autos avec au moins trois autres complices, est conduit dans une sablière de Rigaud sous un faux motif. C'est la mort qui l'attend. L'homme de 32 ans est abattu et enterré dans la fosse que ses complices ont creusée préalablement pour l'y ensevelir. Ses ossements sont découverts quatre ans plus tard par une famille qui s'y promène.

Cette découverte amène la police à arrêter, quelques mois plus tard, un voleur d'autos qui frayait avec Tanguay : Max (nom fictif). L'année suivante, Max plaide coupable à une accusation réduite d'homicide involontaire et écope de 12 ans de prison.

En novembre 2011, un autre complice voleur d'autos, Sam (nom fictif), est arrêté à son tour relativement au meurtre de 1997. En 2014, il plaide coupable à une accusation de meurtre au deuxième degré et écope de la prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle avant 12 ans.

Le procès en bref

Max et Sam, que le tribunal nous interdit de nommer, sont venus témoigner au procès de Boulachanis, qui faisait partie de leur réseau de vol d'autos à l'époque. Ils ont raconté qu'ils avaient creusé la tombe avec Boulachanis avant le meurtre et qu'ils étaient présents quand ce dernier a abattu Tanguay avec une mitraillette et peut-être une autre arme, dans le « pit à sable », en début de soirée le 9 août 1997. Les trois ont enterré le cadavre avec de la chaux pour dissimuler les odeurs, selon la preuve présentée.

Deux mobiles ont été évoqués lors du procès : le fait que Tanguay menaçait de dénoncer leurs combines de vol d'autos à la police, et le fait que Boulachanis était l'amant de la femme de Tanguay, soit Dominique Drouin.

Boulachanis a été décrit comme le maître d'oeuvre du meurtre.

La Couronne, représentée par Mes Pierre-Olivier Gagnon et Joey Dubois, a fait entendre 25 témoins, dont au moins 7 étaient des détenus et ex-détenus. Certains sont venus parler des événements de 1997, et les autres, des comportements de Boulachanis après son arrestation en 2011.

Les avocats de la défense, Mes Marc Labelle et Kim Hogan, n'ont présenté aucun témoin. La défense a plaidé que la preuve de la Couronne s'appuyait sur des témoignages non fiables.

Mesures de sécurité extrêmes

Normalement, John Boulachanis aurait dû avoir son procès au palais de justice de Valleyfield. C'est dans cette région que le crime a été commis. Mais avec tout ce qui est arrivé après l'arrestation de Boulachanis, les autorités n'ont pas pris de risque. Depuis septembre, l'homme de 42 ans est jugé au Centre des services judiciaires Gouin, un endroit ultrasécurisé.

Dans l'immense box vitré conçu sur mesure pour les procès de motards et autres criminels jugés en groupe, Boulachanis est seul, tassé dans un coin. Même si tout est verrouillé, filmé et relié par un tunnel à la prison de Bordeaux, au moins trois agents des services correctionnels le surveillent en permanence. Et ce n'est pas la seule mesure de sécurité extrême qui est en vigueur.

Boulachanis a pris les grands moyens pour s'évader depuis son arrestation. Des tentatives spectaculaires à la Houdini, dont l'une a réussi, même si sa liberté n'a duré que quelques secondes. De l'intérieur des murs, Boulachanis aurait souvent tenté de faire intimider des témoins et d'en soudoyer d'autres, pour faire capoter son procès et être acquitté, selon la preuve entendue.

Le jury ignore pourquoi Boulachanis est jugé à Gouin. Au début du procès, le juge Michael Stober a demandé aux jurés de ne « tirer aucune conclusion » à ce sujet.

Évasions et intimidation

La Couronne a voulu porter à l'attention du jury six comportements que Boulachanis a eus depuis son arrestation. Dans une décision rendue avant le procès, le juge James Brunton a décrété que seuls trois de ces comportements seraient présentés au jury.

Les trois comportements mis en preuve

1. La fuite du fourgon cellulaire

Lors d'un transport entre une prison de Montréal et le palais de justice de Valleyfield, le 6 novembre 2013, Boulachanis réussit à s'évader du fourgon cellulaire, lors d'un arrêt à un feu rouge, à Valleyfield. Il s'est libéré de ses menottes et chaînes aux pieds pour sortir par une petite fenêtre grillagée, dont il a scié des parties. Il se blesse en tombant dans la rue et est rapidement repris par un des agents des services correctionnels.

Des lames de scie sont trouvées dans sa cellule du fourgon, ainsi qu'une clé de menottes cachée dans ses bas. On découvrira que c'est en cachant des lames de scie dans son rectum qu'il a réussi à passer les contrôles. Boulachanis avait en sa possession des documents contenant des renseignements personnels sur quatre témoins dans sa cause.

2. L'intimidation de Max (nom fictif)

Max a été arrêté en 2001, après la découverte des ossements de Robert Tanguay. Il a plaidé coupable en 2002 à une accusation réduite d'homicide involontaire et a écopé de 12 ans de prison. Il a aidé à creuser le trou, a conduit la victime à la sablière et a aidé à ensevelir le cadavre. Il impute l'intention de tuer et l'action de tirer à Boulachanis. C'est un témoignage dévastateur pour l'accusé. À partir de l'automne 2014, Boulachanis cherche à faire intimider Max.

Selon la preuve entendue, Boulachanis, depuis la prison, paie des gens pour faire peur à Max et lui envoyer des messages.

3. La subordination de Zak (nom fictif)

Le 28 janvier dernier, Boulachanis a fait parvenir un document à Zak, un codétenu, pour lui dicter les mensonges qu'il devait raconter à son procès dans le but de faire tomber sa cause. Zak devait attaquer la crédibilité de l'enquêteur Hugo Petit et celle d'un autre témoin détenu, Jim (nom fictif).

Les trois comportements retirés de la preuve

1. Le jury ne sait pas pourquoi Boulachanis est jugé si longtemps après les faits. Il ignore tout de sa fuite de 13 ans. Ce sujet a été volontairement escamoté.

2. Le jury ne sait pas que Boulachanis préparait de toute évidence une autre évasion à la prison d'Orsainville, à Québec. Le 21 juin 2015, lors d'une fouille de sa cellule, on trouve près de 15 mètres de corde artisanale tressée, faite avec des draps, ainsi que divers outils pouvant servir à s'évader. De plus, on découvre que la fenêtre de sa cellule a été partiellement démontée.

3. Le jury ne sait pas qu'il aurait cherché à faire battre et intimider un témoin. En avril 2015, Boulachanis aurait offert de 5 à 10 000 $ à quiconque battrait Jim, un codétenu qui a fait une déclaration vidéo à la police et qui incrimine Boulachanis. Boulachanis a reçu cette confession dans le cadre de la divulgation de la preuve. Selon la Couronne, il se serait ensuite arrangé, avec l'aide de présumés complices, pour que cette déclaration vidéo se retrouve sur YouTube. Un avocat, Dimitrios Strapatsas, a été accusé d'entrave à la justice dans la foulée de cette affaire et est en attente de procès.