Un enquêteur chevronné de la police de Montréal qui fait de troublants avertissements à un ami avocat qui l'enregistre à son insu.

Le procès des trois hommes accusés de l'attaque qui a fait deux morts et deux blessés le 18 mars 2010 dans la boutique de vêtements du caïd Ducarme Joseph dans le Vieux-Montréal a donné lieu à des rebondissements qui peuvent être racontés maintenant que le jury a été séquestré.

Avant que le procès ne débute officiellement en septembre, l'un des avocats de la défense, Me Franco Schiro, a déposé l'enregistrement d'une conversation qu'il a eue en juillet 2010 avec un ancien enquêteur du crime organisé, Pietro Poletti. Durant la discussion, ce dernier demande à Me Schiro de laisser tomber l'affaire, car il est italien, que les accusés sont noirs et que la mafia est derrière la fusillade.

L'avocat a plutôt enregistré le policier à son insu et déposé l'enregistrement en cour. Me Schiro a demandé un arrêt des procédures contre son client, arguant que ses droits constitutionnels ont été bafoués et qu'on a voulu l'empêcher d'être défendu par un procureur de son choix.

Mais la juge Carol Cohen de la Cour supérieure a rejeté la requête.

Qualifiant le comportement de l'enquêteur Poletti «d'inapproprié et de répréhensible», le décrivant comme un loup solitaire aux méthodes particulières, elle a conclu qu'il n'était pas dans l'exercice de ses fonctions et que la conversation relevait d'un échange personnel entre amis. Elle a aussi décoché quelques flèches à l'endroit de Me Schiro, trouvant notamment «curieux» qu'il ait enregistré le policier.

Un appel dans la nuit

Le 20 juillet 2010, alors que le clan Rizzuto était attaqué de toutes parts, l'enquêteur Poletti, qui compte 30 ans de service au SPVM, a appelé Me Schiro passé minuit pour l'inviter à venir le rejoindre dans un café de l'avenue Dollard, dans le secteur LaSalle. Les deux hommes se connaissent depuis plusieurs années, avaient alors une bonne relation et se considéraient comme des amis ou des proches.

Malgré tout, Me Schiro a apporté un magnétophone qu'il a mis en marche juste avant la rencontre. «Fais attention Franco», a d'emblée lancé le lieutenant-détective Poletti au criminaliste, avant de lui suggérer fortement d'abandonner l'affaire. Conservant un ton amical, le policier ajoute qu'un autre avocat d'origine italienne a refusé l'affaire et qu'un troisième, qui l'a acceptée, était sur le point de se désister.

Me Schiro, qui dit au policier «qu'il est son fils», lui demande de tout lui dire.

Les deux hommes émettent ensuite des hypothèses sur l'identité des acteurs pouvant être derrière le meurtre de Nick Rizzuto fils et le mobile de l'attaque du Flawnego, deux événements liés selon la police, mais les propos avancés et les hypothèses évoquées sont parfois contradictoires et non fondés à qui connaît le moindrement le dossier.

Des noms sont évoqués, dont ceux de deux entrepreneurs en construction et d'un avocat plutôt hostile à Me Schiro.

Après 40 minutes de discussion, les deux hommes se séparent poliment.

Le torchon brûle

Mais l'affaire est loin d'être finie. Le 15 décembre 2010, Me Joseph La Leggia, un criminaliste respecté, est violemment battu à coups de barre de fer alors qu'il revient à sa maison du quartier Rivière-des-Prairies. Le soir même, le lieutenant-détective Poletti, qui est responsable des enquêteurs de nuit et qui dirige l'enquête, se rend au chevet du criminaliste à l'hôpital. Dans les heures qui suivent, le policier appelle Me Schiro. Les deux hommes ne se sont pas parlé depuis la fameuse conversation de juillet. L'avocat est distant et sur la défensive. La conversation dure à peine une minute.

Quelques jours plus tard, Me Schiro porte plainte au SPVM contre Pietro Poletti et remet l'enregistrement aux enquêteurs des Affaires internes. Ce n'est que l'année suivante que l'enquêteur saura qu'il est l'objet d'une enquête et deux ans plus tard qu'il apprendra que l'avocat l'a enregistré à son insu. Après enquête, le Directeur des poursuites criminelles et pénales décide de ne pas porter d'accusation et le SPVM confirme la décision dans une lettre envoyée peu avant son témoignage dans la présente cause. Pietro Poletti est à quelques jours de sa retraite. Personne n'a jamais été accusé pour la sauvage agression contre Me La Leggia.

Des avocats à la barre

Par ailleurs, trois criminalistes ont dû se présenter à la barre après avoir reçu une citation à comparaître envoyée par l'un des accusés, Carey Isaac Regis, client de Me Franco Schiro. Ce dernier a plaidé que M. Regis voulait savoir où se trouvait Ducarme Joseph pour lui envoyer une assignation à comparaître. Les criminalistes, qui ont été représentés par d'autres avocats, ont fait valoir le secret professionnel. Avant que la juge Cohen rende sa décision, la défense a retiré sa requête. On n'a jamais su où se trouvait Ducarme Joseph, qui aurait été vu à Montréal il y a quelques semaines.

Extraits de la discussion entre Me Franco Schiro et Pietro Poletti

Extrait 1

P.P.: «Frankie, sois prudent. L'attaque a été commandée par les Italiens. Ils sont en train de te piéger, tu comprends.»

F.S.: «Je ne suis pas contre les Italiens. Je ne suis contre personne. Je ne fais que défendre des clients qui sont venus me voir. Je représente des clients.»

Extrait 2

F.S.: «Qu'est-ce que tu as entendu?»

P.P.: «Cela vient des garçons (boys).»

F.S.: «Quels garçons?»

P.P.: «Les Siciliens de haut rang. Ils ont commandé le meurtre de Ducarme.»

F.S.: «Okay».

P.P.: «Parce qu'ils ont tué Nicky(Nick Rizzuto fils). Si ce sont les Italiens qui ont ordonné l'attaque, sors de là.»

Extrait 3



P.P.: «Fais attention Franco. La mafia, c'est gros. Peut-être qu'ils sont en train de te piéger. Pourquoi aucun autre avocat n'a pris le dossier? Tu comprends? Frank, écoute-moi. C'est la guerre dehors Frankie.»

«Ce n'est pas terminé, sois prudent Frankie.»

Extrait 4

F.S.: «Donc les Siciliens pourraient tirer sur un avocat parce qu'il défend certaines personnes?»

P.P.: «Peut-être, oui.»

Extrait 5

P.P.: «Ne défend pas ces types. Écoute-moi, fais-toi un nom avec d'autres personnes. C'est la famille ici. Tu sais, je donne toujours de bons conseils. Frankie, tu es en eaux profondes.»