Alors que la crise du fentanyl fait des ravages dans l'Ouest canadien et aux États-Unis, les autorités du Québec travaillent de façon à porter des accusations plus graves et imposer des peines plus sévères contre les trafiquants, lorsque la preuve le permet. Ce durcissement de la répression survient alors que le marché de l'héroïne à Montréal, longtemps contrôlé par les mêmes groupes de criminels organisés, est en profonde mutation. De nouveaux acteurs font leur entrée, les frontières territoriales n'existent plus et de nouvelles règles apparaissent, qui n'excluent pas l'ajout de fentanyl.

Accusations plus graves et peines plus lourdes

Dans l'Ouest canadien, les surdoses de drogue, en particulier de fentanyl, font des centaines de morts par année dans ce qu'il est maintenant convenu d'appeler la crise des opioïdes.

Mille surdoses mortelles en Colombie-Britannique et 400 en Alberta, seulement durant les neuf premiers mois de 2017, a révélé l'automne dernier un rapport du gouvernement fédéral.

Au Québec, la situation n'a rien de comparable à celle de l'Ouest canadien, et on est encore loin d'une crise. Cependant, les autorités du Québec ont la chance de pouvoir observer ce qui se passe dans le reste du Canada et d'en tirer des leçons.

En mai 2017, en Ontario, des représentants de plusieurs corps de police du Québec, dont le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), ont pris part à un colloque sur la crise du fentanyl au cours duquel des procureurs fédéraux ont invité les participants à ouvrir leurs horizons, suggérant que les enquêtes policières contre le trafic de fentanyl ne soient plus seulement assujetties aux accusations classiques liées au trafic de stupéfiants.

Les panélistes ont invité les autorités à envisager des chefs d'homicide involontaire et de négligence criminelle ayant causé des lésions ou ayant causé la mort, dont les peines maximales peuvent aller jusqu'à 10 ans ou à perpétuité.

Accusations d'homicide involontaire

En octobre dernier, un homme de 33 ans soupçonné d'être un trafiquant de drogue en Alberta a été accusé d'homicide involontaire pour son implication présumée dans une surdose mortelle de fentanyl survenue il y a un an à Edmonton.

À Montréal, et ailleurs au Québec, les procureurs qui analysent la preuve d'enquêtes policières menées contre des individus accusés de trafic d'héroïne et de fentanyl étudient eux aussi maintenant la possibilité d'ajouter ce genre d'accusations si la preuve le permet.

La Presse a appris qu'en octobre dernier, à la suite d'une enquête de la section Crimes de violence (CDV) de la division Sud du SPVM, un homme de 38 ans a été accusé de voies de fait graves après avoir supposément vendu une pilule contenant du fentanyl à une femme de 27 ans qui a ensuite été retrouvée morte dans une ruelle.

«Les individus impliqués doivent prendre conscience que des accusations allant bien au-delà du trafic de stupéfiants pourraient être portées contre eux, notamment homicide involontaire et négligence criminelle causant la mort», affirme Christine Christie, commandante de la section Crimes de violence de la division Est du SPVM

«De concert avec la poursuite, une analyse est effectuée afin que les accusations les plus justes soient portées eu égard aux faits et circonstances se rattachant au dossier. Chacun des cas est distinct et doit être analysé en fonction également de la preuve qui est présentée au procureur», poursuit la commandante Christie, aussi responsable de la coordination de la lutte contre le fentanyl au SPVM.

«Les procureurs portent des accusations à la suite de l'enquête policière lorsque la preuve est suffisante et qu'il est opportun de le faire. La décision de porter des accusations repose sur notre capacité de faire la preuve de l'infraction à la cour. Nous devons être raisonnablement convaincus d'en faire la preuve», ajoute Me Jean-Pascal Boucher, porte-parole du Directeur des poursuites criminelles et pénales du Québec.

Peines de prison

En plus de regarder la possibilité d'ajouter des accusations, les procureurs de la poursuite semblent vouloir commencer à demander des peines plus sévères pour les individus déclarés coupables de trafic de fentanyl.

À la fin de l'automne dernier, un homme de 28 ans a été condamné à cinq ans de pénitencier pour complot, possession de fentanyl dans un but de trafic et trafic de fentanyl. Durant l'enquête, menée par la section CDV de la division Nord, un consommateur est mort d'une surdose au fentanyl.

À la mi-février, un homme de 52 ans et une femme de 72 ans ont été respectivement condamnés à des peines de cinq ans et de trois ans et demi de pénitencier pour possession d'héroïne et de fentanyl à des fins de trafic.

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QU'EST-CE QUE LE FENTANYL?

Le fentanyl est un analgésique (ou opioïde) 40 fois plus puissant que l'héroïne. Il provoque un sentiment de bien-être, d'euphorie et d'engourdissement semblable à celui recherché par les utilisateurs de morphine - il est 100 fois plus toxique que cette dernière. En raison de sa puissance, les trafiquants de drogue s'en servent parfois pour couper l'héroïne, souvent à l'insu du consommateur. Deux milligrammes de fentanyl pur, soit l'équivalent de quatre grains de sel, peuvent suffire à tuer un adulte. Il existe une version 100 fois plus puissante que le fentanyl, le carfentanil. L'antidote au fentanyl est la naloxone. En décembre dernier, Santé Canada appréhendait que les opioïdes puissent avoir tué plus de 4000 personnes au pays en 2017. Les drogues ont fait 64 000 victimes aux États-Unis en 2016, dont 21 000 par surdoses d'opioïdes.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Christine Christie

Trafic d'héroïne: «Tout le monde veut avoir sa part du gâteau»

Il y a encore un an ou deux à Montréal, le marché de l'héroïne était contrôlé d'une main de fer par des individus liés notamment à la mafia turque ou au crime organisé traditionnel italien. Mais à l'instar de ses homologues italiens, la mafia turque a été secouée ces dernières années par des luttes intestines qui l'auraient diminuée.

Également affaiblis aujourd'hui sont les frères Scoppa, liés à la mafia et qui, selon la police, contrôlaient le marché de l'héroïne dans certains secteurs de Montréal depuis belle lurette. Andrew est actuellement détenu et accusé dans une affaire de cocaïne, alors que Salvatore est plus discret et fait toujours l'objet d'une enquête des Crimes contre la personne de la Sûreté du Québec pour un double meurtre commis en 2013.

Résultat, au cours des derniers mois, les sections Crimes de violence (CDV) de la police de Montréal, en particulier celle de la division Est, ont constaté un éclatement du marché du trafic d'héroïne - à laquelle est mélangé du fentanyl - à Montréal, et l'apparition de nouveaux acteurs liés aux gangs de rue et à des clubs supporteurs des Hells Angels.

« Les groupes organisés traditionnels qui possédaient autrefois un quasi-monopole du marché se font maintenant damer le pion par d'autres groupes. »

- Christine Christie, commandante de la section Crimes de violence de la division Est du SPVM

« Le marché de l'héroïne est en démocratisation. Il était autrefois strictement contrôlé par des sphères précises du crime organisé du Moyen-Orient, grec et italien. Présentement, les renseignements que nous possédons et les enquêtes effectuées démontrent qu'il y a une mouvance dans le commerce de la vente d'héroïne à Montréal », ajoute la responsable de la coordination de la lutte contre le fentanyl au SPVM.

DISPARITION DES RÈGLES

Selon Mme Christie, avec l'apparition de ces nouveaux acteurs, les anciennes règles établies ont volé en éclats. Il semble même que ce soit possible à Montréal de vendre de l'héroïne sans verser de taxes à une organisation criminelle, ce qui aurait été étonnant à une époque pas si lointaine.

« Tout le monde veut avoir sa part du gâteau. L'héroïne est un marché lucratif, il y a de la demande et aucune taxe à payer. Les consommateurs sont captifs et ont des besoins. Des gens s'improvisent vendeurs d'héroïne. Même les territoires autrefois bien délimités sont devenus aléatoires », explique la commandante.

L'ajout de fentanyl dans l'héroïne ne semble pas rebuter les nouveaux trafiquants.

« Les informations obtenues au cours des derniers mois concernant la région est de la métropole révèlent l'émergence de certaines cellules indépendantes, mais aussi de clubs supporteurs des motards. »

« Des éléments des derniers mois confirment leur implication et la présence de fentanyl dans des doses vendues comme étant de l'héroïne. Donc, en résumé, on peut dire qu'il y a une implication des clubs supporteurs des motards criminels dans le trafic d'héroïne coupée avec du fentanyl dans la région est de Montréal », affirme Mme Christie.

ARRÊTÉ AVEC 107 000 $

Jeudi dernier, les enquêteurs du module CDV de la division Est ont arrêté un présumé fournisseur d'héroïne qui aurait approvisionné des vendeurs du secteur Hochelaga-Maisonneuve, historiquement contrôlé par les Hells Angels.

Ivanoh Demers, archives La Presse

Sur cette photo d'août 2017, deux frères ont été retrouvés morts d'une surdose dans une voiture, non loin du pont Jacques-Cartier, à Montréal.

Le suspect, Thierry Simon, de Terrebonne, est considéré par la police comme « une relation éloignée des motards ». Dans le cadre de cette enquête, les limiers ont saisi 228 grammes d'héroïne, mais il faudra attendre les résultats d'analyses pour déterminer s'il y a également présence de fentanyl dans la drogue trouvée.

Simon, 34 ans, a été accusé de possession d'héroïne dans un but de trafic et de possession de biens criminellement obtenus, vendredi, au palais de justice de Montréal. L'homme, qui n'a aucun antécédent criminel, a passé le long congé pascal derrière les barreaux et son enquête sur remise en liberté a été fixée à aujourd'hui.

Jeudi, les policiers ont notamment perquisitionné dans sa résidence et son véhicule et mis la main sur plus de 107 000 $ en argent. Lors d'un court interrogatoire, le suspect a raconté aux enquêteurs qu'il était travailleur autonome, que cet argent lui appartenait et était le résultat d'économies.

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Pour joindre Daniel Renaud, composez le 514 285-7000, poste 4918, écrivez à drenaud@lapresse.ca ou écrivez à l'adresse postale de La Presse.

Photo archives La Presse

Thierry Simon