C'est un des pires scandales du sport au Canada. L'ex-entraîneur de l'équipe féminine nationale junior de ski alpin, accusé d'avoir agressé sexuellement 12 athlètes mineures dans les années 90, doit subir son procès dès lundi.

Comment Bertrand Charest a-t-il pu évoluer dans le monde du sport durant près de 30 ans sans que personne ne sonne l'alarme? Notre enquête révèle que l'équipe nationale de ski connaissait la réputation du coach avant de l'embaucher et qu'elle a tenté de museler des athlètes tombées dans ses griffes.

«On avait averti la haute direction que cette personne-là était dangereuse. Ils ont essayé de fermer les yeux.»

Canada Alpin, l'organisme qui gère le ski de compétition au pays, savait à qui il avait affaire lorsqu'il a embauché Bertrand Charest comme entraîneur de l'équipe féminine junior en 1996, révèle une enquête de La Presse. Deux ans plus tard, la fédération a voulu faire taire trois athlètes qui disaient avoir couché avec lui.

Au moins deux coachs de l'équipe nationale avaient prévenu la direction du comportement de l'homme à l'égard de ses jeunes athlètes.

Germain Barrette était en poste lorsqu'il a appris que la direction voulait recruter Bertrand Charest, alors employé de l'équipe du Québec. C'est lui qui le décrit comme une «personne dangereuse». Déjà, dit-il, l'homme avait mauvaise réputation.

Les rumeurs persistantes et les avertissements n'ont pas empêché la fédération sportive d'engager la nouvelle «vedette montante» du coaching et de le laisser faire le tour du monde avec des filles mineures qui le considéraient comme un dieu.

Le procès pour contacts sexuels et agressions sexuelles de l'ancien instructeur doit commencer lundi à Saint-Jérôme. Il a été arrêté en 2015 après qu'une victime eut décidé de le dénoncer, près de 20 ans après les faits. Elle venait de découvrir qu'il avait recommencé à enseigner le ski. Depuis, 11 autres femmes se sont manifestées. Un interdit de publication nous empêche de dévoiler le détail de la preuve et l'identité des victimes.

Charest, 51 ans, fait face à 57 chefs d'accusation. Plus de la moitié des crimes qu'on lui reproche seraient survenus alors qu'il était entraîneur de l'équipe nationale junior, de 1996 à 1998. Le procès déterminera si l'ex-entraîneur est coupable d'avoir agressé ses skieuses. Mais l'affaire Charest, c'est aussi l'histoire d'une fédération sportive qui a détourné le regard, lorsqu'elle n'a pas carrément fermé les yeux.

«Ils n'ont pas écouté»

«Nous, on savait à peu près ce qui se passait et on avait dit à la haute direction : "Écoutez, cette personne-là est dangereuse. Je ne pense pas qu'il faudrait qu'elle embarque avec l'équipe canadienne." Ils ne nous ont tout simplement pas écoutés», raconte Germain Barrette.

1996 : le Québécois, alors entraîneur national des garçons, s'oppose à l'embauche de Bertrand Charest.

«On savait ce que se passait en arrière avec les filles, répète-t-il. Puis, c'est une personne qui disait du mal de tous ses collègues de travail, entre autres de moi. Il pouvait dire bien des choses mauvaises sur nous pour essayer de nous tasser. On l'avait dit à Joze Saprovec [responsable du développement], qui était là à ce moment-là, et c'est comme si on avait parlé dans le vide.»

À l'époque, Canada Alpin lance un nouveau programme d'entraînement junior. On veut les meilleures athlètes. Et les meilleures, c'est au Québec, avec Bertrand Charest, qu'elles s'entraînent.

«Bertrand, c'était : si vous voulez mes athlètes, vous allez me prendre», se souvient l'actuel directeur général de Ski Québec alpin, Daniel Lavallée, qui travaillait déjà pour la fédération en 1996. «La première chose que j'ai sue : [Canada Alpin] lui avait offert une job.»

Septembre 1997 : Mitch Conner participe, à titre d'entraîneur, à un camp d'entraînement en Nouvelle-Zélande avec l'équipe nationale junior. Son collègue, dit-il, était «hors de contrôle».

«Il y avait toutes sortes de choses étranges. Il s'organisait toujours pour se retrouver seul avec les filles. Je n'avais jamais vu ça.»

Il affirme avoir fait part de ses préoccupations à ses supérieurs. «C'était bizarre. À l'époque, c'est comme si ces choses n'avaient pas eu d'importance», dit-il.

Non seulement Bertrand Charest a conservé son poste, mais il aurait réussi à pousser momentanément Mitch Conner à l'écart en le dénigrant publiquement, affirme M. Conner.

Des athlètes muselées

Février 1998 : le bouchon saute. Lors d'une compétition à l'étranger, un conflit éclate entre trois skieuses. Elles découvrent que leur entraîneur entretient des relations intimes avec les autres filles en même temps qu'avec elles, nous ont confié plusieurs sources issues du monde du ski.

L'affaire tourne quasiment à la bataille et retentit jusqu'au bureau de Canada Alpin à Calgary. Un membre de la direction se rend d'urgence en Europe pour ramener Bertrand Charest au Canada. La fédération ouvre une enquête et le coach est suspendu. Il démissionne quelques jours plus tard, expliquera Canada Alpin dans un communiqué de presse diffusé en mars 2015. C'est alors que commence une vaste entreprise de camouflage.

Aux trois athlètes au coeur du scandale, on suggère de se taire, évoquant la possible perte de commanditaires et l'impact de cette histoire sur leur carrière, ont affirmé à La Presse cinq sources, certaines proches de l'enquête, d'autres issues du monde du ski et qui ne sont pas autorisées à parler publiquement de cette affaire.

Trois de ces mêmes sources révèlent que Canada Alpin a même fait signer aux skieuses des décharges visant à dégager la fédération de toute responsabilité légale. Nous ne connaissons pas la teneur exacte de ces documents, qui auraient depuis été «perdus» par Canada Alpin, indique une source.

Toujours en 1998, une autre skieuse membre de l'équipe nationale junior, la future athlète olympique Britt Janyk, dénonce l'entraîneur à sa fédération. Elle se dit victime de harcèlement psychologique et demande de l'aide. À elle aussi, on recommande le silence.

«Quand Britt est allée voir Canada Alpin pour discuter du harcèlement et de la façon dont ils l'aideraient, ils lui ont suggéré que la meilleure chose à faire était de laisser tomber et de ne rien faire», confie sa mère Andrée, jointe cette semaine à Whistler. Elle précise, sans le nommer, que c'est un membre du C.A. qui lui a fait cette suggestion. Selon nos informations, ce sont aussi des membres du C.A. et de la haute direction qui ont muselé les trois autres skieuses.

Britt refuse de se taire. Choquée notamment par le fait que M. Charest a eu le droit de démissionner plutôt que de se faire montrer la porte, elle contacte la GRC. Il s'agit de la seule plainte déposée à l'époque contre le coach : une plainte pour harcèlement psychologique. Canada Alpin n'a jamais alerté la police pour les allégations de relations sexuelles.

En 1998, Patrick Laforge était président de l'organisme. Il est ensuite devenu président des Oilers d'Edmonton, poste qu'il occupait jusqu'à récemment. Il n'a pas souhaité répondre à nos questions. Même chose pour l'avocat Robin MacFarlane, qui était membre du C.A. et qui est encore aujourd'hui très impliqué dans le ski alpin, et pour Joze Sparovec.

«On avait juste des rumeurs»

Malgré toutes les précautions prises dans le temps par les membres de la direction, la démission de Bertrand Charest a fait jaser sur les pentes. Mais selon Daniel Lavallée de Ski Québec, Canada Alpin n'a pas révélé les détails de ce qui était arrivé, et ce, même aux associations provinciales.

«C'est clair qu'on n'a pas eu beaucoup d'information de notre association nationale en 1998. Il n'y a jamais eu de détails, dit-il. On a entendu les histoires des mondiaux juniors [la compétition où le scandale a éclaté]. On a entendu qu'il avait remis sa démission. Ça n'a jamais été clair. Tout le monde roulait sur ce qui se disait sur le bord des pistes.»

Alerté par les rumeurs, M. Lavallée dit avoir contacté la Fédération des entraîneurs de ski du Canada (aujourd'hui affiliée à Canada Alpin) pour démêler le vrai du faux. «J'ai appelé la personne et j'ai demandé ce qui allait arriver avec Bertrand. Parce que ça prend une licence pour coacher. La réponse que j'ai eue, c'était que tant et aussi longtemps qu'il n'y a pas d'accusations formelles, légalement ils n'avaient pas le droit de retirer la licence.» Il n'a obtenu aucun autre détail.

De Canada Alpin, Ski Québec n'a reçu à cette époque qu'un message : si les médias vous posent des questions, envoyez-les-nous.

Bertrand Charest a continué à oeuvrer dans le monde du sport. Après 1998, il a enseigné le soccer et le hockey, avant d'être embauché par l'école de ski du Mont-Blanc en 2015. En le voyant sur les pentes il y a deux ans, une des plaignantes a contacté la Fédération des entraîneurs pour demander leur intervention. Devant leur impuissance, elle a appelé la police.

Malgré plusieurs demandes d'entrevues et même après avoir été mis au fait des éléments que nous allions publier, Canada Alpin a refusé de nous accorder une entrevue ou de répondre à nos questions, évoquant le processus judiciaire en cours.

En chiffres

Douze anciennes athlètes ont porté plainte contre Bertrand Charest depuis 2015. Elles avaient de 12 à 19 ans au moment des faits reprochés, dans les années 90. L'ancien entraîneur fait face à 57 chefs d'accusation, auxquels il a plaidé non coupable.

Les crimes reprochés à Bertrand Charest auraient été commis dans au moins 13 villes différentes au Québec, en Ontario, dans l'Ouest canadien et en Nouvelle-Zélande, notamment, et ce, sur une période de sept ans.