La police a porté jeudi un dur coup au crime organisé montréalais en décapitant une alliance entre la mafia, les motards et les gangs de rue qui comblait depuis deux ans le vide laissé par la mort du parrain Vito Rizzuto. Ce coup de hache pourrait maintenant provoquer des soubresauts dans le milieu criminel, mais la police assure qu'elle veille au grain.

Les origines

Le 5 octobre 2012, Vito Rizzuto est libéré après avoir passé six ans dans les geôles américaines pour les meurtres de trois lieutenants du Clan Bonanno commis à New York en 1981. Dans les semaines qui précèdent son retour à Montréal, les assassinats se succèdent. Il est en voie de reprendre son titre de parrain de la mafia montréalaise au début de l'année 2013. Il deviendra immédiatement la cible principale du projet Magot de l'Escouade régionale mixte (ERM) de Montréal.

La relève

Mais en décembre 2013, Rizzuto meurt de mort naturelle. La police doit réaccordé ses flûtes et braque ses projecteurs sur ceux qui comblent son départ. Après la mort du parrain, la mafia est dirigée par une Table à laquelle siègent notamment le plus jeune des fils du défunt parrain, Leonardo, et le fils de l'un de ses lieutenants, Stefano Sollecito. En cours d'enquête, la police s'intéresse à un autre acteur, l'influent membre des Hells Angels Salvatore Cazzetta, qui perçoit des revenus du crime organisé pour ses frères motards toujours détenus dans SharQc. Les limiers constatent également que le motard est régulièrement en contact avec l'avocat Loris Cavaliere.

La route de l'argent

Un autre projet d'enquête de l'ERM, baptisé Mastiff, s'amalgame au projet Magot. L'objectif de cette enquête est de décortiquer la route de l'argent, c'est-à-dire de comprendre comment fonctionne le système de taxation des Hells Angels dans le trafic de stupéfiants et de cibler les personnes qui en tirent profit. Pour ce faire, les enquêteurs se tournent vers une organisation criminelle très active dans le trafic de cocaïne dans l'est de Montréal et prétendument dirigée par un certain Patrick Corbeil. Cette cellule se serait approvisionnée auprès d'autres organisations, dont celle de Gregory Woolley. Les policiers ont saisi 1,2 million sur des transactions totalisant plus de 6 millions

Le retour du guerrier

Pendant l'enquête, les policiers apprennent l'existence d'un complot de meurtre contre le caïd Raynald Desjardins fomenté par l'ancien chef de guerre des Nomads-Hells Angels, Maurice  Boucher, qui, malgré sa détention surveillée, aurait continué à diriger des opérations de trafic de stupéfiants et à percevoir des revenus. Boucher aurait comploté avec Gregory Woolley en utilisant une intermédiaire, sa fille Alexandra Mongeau, qui le visitait au pénitencier Archambault de Sainte-Anne-des-Plaines et avec laquelle il utilisait un langage codé. Fait à noter, selon la police, Maurice Boucher aurait quitté les Hells Angels (remis ses couleurs) en bons termes. Cependant, il aurait toujours des liens avec eux et serait propriétaire d'un territoire de stupéfiants. C'est sa famille qui bénéficierait des revenus. Le mobile principal du complot contre Desjardins serait principalement le contrôle d'un territoire de trafic de stupéfiants. La situation est particulière quand on sait que Raynald Desjardins a de bonnes relations avec les Hells.

La frappe

Durant l'enquête de 34 mois, les trois corps de police principaux, SQ, GRC et SPVM, ont effectué des perquisitions et ont eu recours à des agents sources et à d'autres moyens d'enquête. Chose rare, ils ont notamment interrogé un criminaliste, Me Loris Cavaliere, après avoir obtenu les mandats nécessaires.

Jeudi matin, les enquêteurs de l'ERM, appuyés par les policiers de plusieurs corps municipaux, 200 policiers au total, ont procédé à des dizaines d'arrestations dans la grande région de Montréal.

Ils visaient 48 personnes. Parmi celles-ci, on retrouve notamment un membre en règle des Nomads de l'Ontario, Carlos Fernandez, et un membre d'un club sympathisant, Dominique Gauthier, des Red Devils.

La majorité des suspects font face à des accusations de complot de trafic, de trafic et de recel. Dix-huit d'entre eux sont également accusés de gangstérisme.

Les policiers ont aussi mis la main sur sept kilos de cocaïne, plus de 40 armes, une moto Harley-Davidson et 122 appareils cellulaires.

Boucher comparaît

«Plus tu vieillis, moins tu bouges», dit à la blague Maurice  Boucher, en discutant avec son garde, debout derrière une cellule vitrée du pénitencier de Sainte-Anne-des-Plaines. Quelques minutes avant sa comparution pour complot pour meurtre, toute la salle d'audience du palais de justice de Longueuil a assisté par vidéoconférence à une banale discussion de l'ex-chef des Hells sur l'exercice physique et l'alimentation, au grand dam de son avocate, qui demandait au tribunal de couper le son.

Les avocats et les journalistes avaient du mal à reconnaître Maurice Boucher au premier coup d'oeil. L'homme de 62 ans a pris du poids et porte une épaisse barbe blanche, de même qu'une moustache. Ses cheveux, gris il y a une quinzaine d'années, sont également d'un blanc immaculé. Devant le juge, il a seulement parlé pour confirmer que le son fonctionnait bien.

Son présumé complice Gregory Woolley, qui n'était pas présent, fait face aux mêmes accusations de complot pour meurtre. Boucher et lui reviendront en cour le 10 décembre pour la suite des procédures. Quant à Alexandra Mongeau, la fille de Boucher, elle va comparaître vendredi au palais de justice de Longueuil.

Cazzetta et Rizzuto

La Couronne a demandé - et obtenu - le maintien derrière les barreaux de toutes les têtes d'affiche arrêtées au cours de la rafle effectuée jeudi matin. Salvatore Cazzeta, Gregory Wooley, Stefano Sollecito et Leonardo Rizzuto devront attendre encore plusieurs jours avant de pouvoir même plaider pour leur libération sous caution. Tous sont demeurés relativement calmes devant le juge Tremblay. Rizzuto a laissé échapper un rire, après avoir affiché un sourire figé. Salvatore Cazzetta et Alexandra Mongeau - la fille de Maurice  Boucher - vivent tous deux des situations «exceptionnelles» qui commandent des mesures exceptionnelles, a plaidé leur avocate Anne-Marie Lanctôt. Cazzetta est en convalescence d'une opération chirurgicale, alors que Mongeau a un problème de nature familiale. Leur dossier respectif reviendra devant un juge plus rapidement. Le tribunal a imposé à tous les accusés une interdiction de communiquer avec un individu présenté comme «agent civil d'infiltration». Son nom - que nous ne pouvons révéler - ne semblait pas être connu de la majorité d'entre eux.

Fierté retrouvée

Fait à noter, tous les corps de police qui ont pris part à l'enquête et à la frappe étaient présents jeudi lors de la conférence de presse sur l'opération qui a eu lieu au quartier général de la Sûreté du Québec.

Visiblement, les policiers ont voulu répliquer à la démonstration de force et de visibilité à laquelle s'étaient prêtés les Hells Angels, il y a deux semaines, lors des funérailles de l'un des leurs à Repentigny. Ils ne le diront pas, mais ils ont affiché une fierté retrouvée après la fin en queue de poisson des procès SharQc. Pour ceux et celles qui craignent une fin similaire des procédures qui seront entamées contre les suspects arrêtés jeudi, l'inspecteur-chef Patrick Boulanger, de la SQ, a dit en entrevue que les policiers étaient très à l'aise avec la preuve qu'ils ont amassée. Après la conférence de presse, tous les policiers présents ont pris une photo de groupe un peu semblable à celle du Canadien de Montréal en prévision de la Coupe Stanley.

- Avec Louis-Samuel Perron et Philippe Teisceira-Lessard

Les acteurs

L'Alliance

Après la mort naturelle du parrain Vito Rizzuto en décembre 2013, c'est une Table de direction composée de fils de la jeune génération de familles siciliennes établies qui ont pris les rênes de la mafia montréalaise. Cette Table a ensuite conclu une alliance avec les Hells Angels et le gang de Gregory Woolley. L'Alliance divisait et accordait les territoires de vente de stupéfiants, imposait une taxe aux réseaux de trafic de drogue qui opéraient sur ces territoires et la partageait en trois part égales.

La mafia

Leonardo Rizzuto, 46 ans, est le plus jeune fils du défunt parrain Vito Rizzuto. Il est avocat et est officiellement attaché au cabinet de Me Loris Cavaliere et associés. Il a régulièrement fait l'objet d'enquêtes par les policiers de l'escouade Éclipse dans des débits de boissons de Montréal.

Stefano Sollecito, 48 ans, est le fils de Rocco Sollecito,  ancien lieutenant de Vito Rizzuto. Il est soupçonné par la police d'être responsable des opérations dans la rue pour la mafia depuis la mort du parrain. Ce rôle lui aurait échu parce qu'il aurait été en première ligne dans la défense des intérêts des Siciliens lorsque ceux-ci ont été la cible d'un putsch en 2009-2010.

Le gang de Gregory Woolley

Gregory Woolley, 43 ans, est soupçonné d'avoir agi comme pierre angulaire entre la mafia et les motards, et d'avoir maintenu la paix entre les factions adverses. Ancien membre des Rockers, ancien club-école des Hells Angels, il avait été arrêté et condamné après l'opération anti-motards Printemps 2001. Alors qu'il terminait cette peine au pénitencier de Kingston, il avait été de nouveau arrêté en 2008 dans l'opération Axe visant un réseau de trafic de stupéfiants.

Dany Sprinces Cadet et Jean Winsing Barthelus sont d'anciens membres des Syndicate, un défunt gang de rue parrainé par Woolley.

Les Hells Angels

Salvatore Cazzetta, 60 ans, est un des membres les plus influents des Hells Angels, selon la police. Lui et les membres de sa garde rapprochée ont assuré la permanence des Hells Angels pendant que la plupart des membres étaient détenus, après l'opération SharQc. Cazzetta avait alors été arrêté, mais avait obtenu sa libération avec 30 autres accusés par le juge James L. Brunton, en mai 2011, pour cause de délais déraisonnables. Il est toujours en attente de procès pour trafic de cigarettes à la suite de son arrestation dans l'opération Machine, menée en 2009. Cazzetta est l'ancien chef des Rock Machine, qui ont résisté longuement aux Hells Angels durant la guerre des motards des années 90.

Le «facilitateur»

Me Loris Cavaliere, 61 ans, a un cabinet avec des associés sur le boulevard Saint-Laurent. Il est l'avocat de la famille Rizzuto depuis des années. Selon la police, il aurait agi comme facilitateur pour les criminels appréhendés hier. «Son bureau était utilisé comme un bouclier juridique. Il était un lieu central de l'Alliance et les suspects s'en servaient quasi quotidiennement pour des rencontres visant à organiser leurs activités criminelles», a décrit l'inspecteur-chef Patrick Bélanger de la Sûreté du Québec. Il est accusé de gangstérisme et de complot de trafic de stupéfiants.