Depuis plus de trois ans, une équipe d'élite de la GRC tente d'arrêter et de jeter en prison la source qui a révélé au public l'existence d'un complot terroriste que les autorités voulaient garder secret.

Ce complot visait à faire exploser un avion entre Montréal et la France.

C'est ce que révèle la GRC dans des documents déposés à la Cour fédérale vendredi dernier dans la cause d'Abousfian Abdelrazik, ce Montréalais qui a passé six ans coincé au Soudan en raison de soupçons de terrorisme sans être accusé formellement de quoi que ce soit, et qui poursuit aujourd'hui Ottawa pour 27,5 millions de dollars.

M. Abdelrazik prétend qu'il existe un phénomène récurrent d'informations confidentielles qu'ont laissé filtrer des représentants du gouvernement, fuites qui lui causent du tort en l'associant au terrorisme.

Dans sa poursuite, il affirme que l'État canadien a «tacitement encouragé» les atteintes à sa réputation et que les agences fédérales d'application de la loi se sont généralement montrées «indifférentes» au fait que des informations ont filtré à son sujet.

Il évoque même un «plan de communication» visant à le salir et laisse entendre que le ministre Jason Kenney aurait pu y prendre part lorsqu'il a fait des commentaires sur son dossier.

Conversation interceptée

La fuite qui dérange le plus M. Abdelrazik est survenue en août 2011, alors qu'il s'efforçait activement de faire retirer son nom de la liste des personnes associées à Al-Qaïda établie par le Conseil de sécurité des Nations unies (il y est parvenu peu après).

À l'époque, La Presse avait mis la main sur un document secret du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) qui résumait une conversation téléphonique interceptée en été 2000, entre M. Abdelrazik et un autre Montréalais, Adil Charkaoui, aujourd'hui devenu porte-parole du Comité québécois contre l'islamophobie.

Le document expliquait que les deux hommes auraient comploté pour faire exploser un avion en plein vol entre Montréal et la France. Ils auraient soupesé différents modus operandi. Charkaoui aurait proposé l'utilisation d'un explosif caché dans un porte-clés. «C'est quelque chose de très pur, à 100%. Lance ça dans l'avion, et tout l'avion saute», aurait-il dit.

M. Abdelrazik et Charkaoui ont tous deux nié vigoureusement avoir eu une telle conversation.

L'avocat de M. Abdelrazik a affirmé que la divulgation de ce document ressemblait à une tentative de sabotage des démarches de son client pour blanchir son nom. «C'est vraiment n'importe quoi, je suis vraiment stupéfait», avait renchéri Adil Charkaoui à l'époque. Ce dernier, qui poursuit aussi le gouvernement pour 24,5 millions, n'a pas répondu à l'appel de La Presse hier.

Le document du SCRS contenait d'autres allégations dommageables pour M. Abdelrazik. Il se serait entraîné dans un camp d'Al-Qaïda et aurait aidé d'autres gens à s'y rendre. Il aurait aussi participé au djihad contre l'armée russe en Tchétchénie, aurait fréquenté plusieurs suspects de terrorisme et aurait exprimé son intention de «mourir en martyr».

Le SCRS et la GRC confirment

À l'époque, le SCRS avait refusé de commenter l'affaire. Mais dans la défense du gouvernement canadien contre la poursuite de M. Abdelrazik, les autorités confirment enfin que le document était authentique et que la publication de son contenu dans La Presse a déclenché deux enquêtes.

Le gouvernement s'appuie sur ces enquêtes, car elles prouvent selon lui qu'il n'y a pas de fuite délibérée de documents ni de tolérance aux fuites. Au contraire: les autorités cherchent toujours à punir celui qui a révélé cette affaire à la population.

La preuve déposée en Cour montre que le SCRS a d'abord mené sans succès une enquête interne sur la fuite, en vérifiant notamment les appels d'employés et leurs liens possibles avec les médias.

Mais le directeur du SCRS a aussi écrit au commissaire de la GRC en 2011 pour lui demander de mener une enquête criminelle. Il a révélé du même coup que des documents secrets reliés ont aussi été divulgués au quotidien The Gazette.

Le sous-commissaire de l'époque, Bob Paulson a confirmé avoir reçu la demande d'enquête sur «la fuite de certains documents du SCRS à La Presse et The Gazette» et avoir ordonné la tenue d'une enquête.

Les avocats du gouvernement ont aussi déposé une déclaration assermentée de l'inspecteur Randal Walsh, de la GRC. Celui-ci explique que l'enquête en question, baptisée «Projet Statue», est menée par l'Équipe intégrée de la sécurité nationale de la région d'Ottawa et qu'elle est toujours en cours. Son objectif: le dépôt d'accusations criminelles contre le ou les auteurs de la fuite.

«Les enquêtes de cette nature sont habituellement longues et fastidieuses. Elles prennent souvent plusieurs années à compléter. En raison de la complexité du dossier, il est impossible d'estimer quand l'enquête sera conclue», dit l'inspecteur.

Les accusations potentielles concerneraient des infractions à la Loi sur les secrets officiels. Selon la nature des cas, les peines encourues peuvent atteindre 14 ans de prison.

Pourquoi ne pas porter d'accusations?

Pourquoi les autorités n'ont-elles pas déposé d'accusations criminelles de complot s'ils détenaient une conversation si incriminante impliquant MM. Abdelrazik et Charkaoui?

Dans la preuve du gouvernement, une déclaration de l'ancien patron du SCRS Richard Fadden offre une piste de réponse. Il évoque un jugement de cour qui avait ordonné en 2009 la divulgation d'éléments de preuve secrets utilisés par le SCRS pour justifier l'incarcération d'Adil Charkaoui.

«Nous faisions face à un dilemme assez fondamental: divulguer des informations qui auraient donné aux potentiels terroristes un plan virtuel de nos sources et nos façons de faire, ou retirer les informations du dossier et causer l'effondrement d'un certificat de sécurité. Nous avons choisi le chemin qui causerait le moins de dommages à long terme pour le Canada et retiré l'information», dit-il.