C'était ce que l'entreprise redoutait le plus: des accusations de fraude et de corruption d'agents étrangers ont été déposées hier contre le géant du génie-conseil SNC-Lavalin à la suite de l'enquête policière sur ses activités en Libye.

D'anciens dirigeants ont déjà été accusés individuellement d'avoir truqué l'appel d'offres du Centre universitaire de santé McGill (CUSM), mais jusqu'ici, la firme n'était accusée de rien. Au contraire, dans le dossier du superhôpital anglophone, elle est considérée comme une plaignante et a collaboré avec les autorités.

Mais la Gendarmerie royale du Canada (GRC) enquêtait aussi sur les liens de l'entreprise avec le régime du dictateur libyen déchu Mouammar Kadhafi.

Selon la GRC, l'entreprise aurait corrompu un ou plusieurs agents publics libyens avec des pots-de-vin de 47,7 millions entre 2001 et 2011.

Au cours de la même période, SNC-Lavalin et ses filiales auraient fraudé l'État libyen pour 129,83 millions. Selon des documents judiciaires de la GRC déjà rendus publics, cette somme réfère à l'obtention de quatre contrats publics de grande envergure.

Liens très serrés

Au cours des 30 dernières années, SNC-Lavalin a obtenu des milliards de dollars de contrats en Libye. La firme avait développé des liens serrés avec Saadi Kadhafi, l'un des fils de Mouammar Kadhafi. La GRC croit que ce fils est celui qui a bénéficié de la part du lion des fortunes versées en pots-de-vin par SNC-Lavalin.

«Il est allégué que ces sommes d'argent lui ont été versées à titre de récompense pour avoir influencé l'octroi de contrats majeurs à SNC-Lavalin International», a précisé la GRC dans une déclaration assermentée déposée à la cour.

La thèse de la police est que ces paiements ont été réalisés notamment par Riadh Ben Aïssa, ancien vice-président-directeur de SNC-Lavalin qui a plaidé coupable en Suisse à des accusations de fraude et de corruption liées au régime Kadhafi.

Selon une requête présentée à la cour par un autre ancien dirigeant de SNC-Lavalin, Riadh Ben Aïssa a ouvert son sac à la GRC et fourni des déclarations très utiles à l'enquête sur les aventures libyennes du géant canadien.

En vertu d'une règle de droit, M. Ben Aïssa ne peut pas être accusé une nouvelle fois au Canada des mêmes actes pour lesquels il a plaidé coupable en Suisse. Il fait toutefois face à des accusations de corruption dans le dossier du CUSM et refuse de collaborer avec les autorités dans ce dossier distinct.

Crainte de démantèlement

Dans une entrevue récente au Globe and Mail, le PDG de SNC-Lavalin, Robert Card, a laissé entendre que le dépôt d'accusations contre l'entreprise aurait de graves conséquences.

Il a déclaré que cela pourrait en forcer le démantèlement ou la vente à des intérêts étrangers, ce qui menacerait les 5000 emplois de son siège social de Montréal.

Par voie de communiqué, l'entreprise a déclaré hier être convaincue que les accusations sont sans fondements. Elle entend enregistrer un plaidoyer de non-culpabilité.

«Les accusations découlent d'activités alléguées d'ex-employés en Libye, dont il est fait état publiquement depuis plus de trois ans. Depuis, SNC-Lavalin a divulgué ces allégations et donné son entière collaboration aux autorités», a déclaré le président et chef de la direction de SNC-Lavalin.

«Malgré le fait que SNC-Lavalin ait déjà subi de graves préjudices et de lourdes pertes financières découlant de faits antérieurs à mars 2012, nous avons toujours été et demeurons disposés à trouver une solution juste et équitable encourageant l'imputabilité, tout en nous permettant de poursuivre nos activités et de protéger le gagne-pain de notre personnel de plus de 40 000 employés, ainsi que l'intérêt de nos clients, de nos investisseurs et des autres parties prenantes» a ajouté M. Card.

Toujours admissible aux contrats publics

L'Autorité des marchés financiers a assuré hier que les faits de l'enquête étaient déjà connus et qu'ils avaient été pris en compte lorsque SNC-Lavalin a reçu sa certification d'admissibilité pour soumissionner sur des appels d'offres du gouvernement provincial. La firme avait dû démontrer un changement de culture et de dirigeants à cette époque.

Pour ce qui est des contrats du gouvernement fédéral, une condamnation de l'entreprise au criminel pourrait la rendre inadmissible, mais SNC-Lavalin est présumée innocente jusqu'à preuve du contraire, souligne la porte-parole du ministère des Travaux publics, Annie Joannette.

- Avec la collaboration de Joël-Denis Bellavance et Martin Croteau

Les projets sur lesquels la GRC a enquêté

La Grande Rivière artificielle

SNC-Lavalin a travaillé plus de 20 ans sur ce projet titanesque qui consistait à pomper l'eau de la nappe aquifère du Sahara afin de l'acheminer aux villes côtières libyennes. C'est avec ce projet que la firme a commencé à développer ses liens avec le régime Kadhafi.

L'aéroport de Benghazi

Principal projet de SNC-Lavalin en Libye, évalué à 1 milliard de dollars. Lors d'une enquête sur place en 2012, La Presse avait recueilli plusieurs témoignages critiquant durement la qualité des travaux. «Benghazi aurait eu un aéroport de troisième classe, qui n'aurait probablement pas répondu aux normes internationales», avait déclaré Russell Brown, consultant en génie qui avait supervisé les travaux.

La réhabilitation d'un lac de Benghazi

Dans ce projet d'aménagement, la GRC dit avoir découvert que Riadh Ben Aïssa a signé pour SNC-Lavalin un «formulaire de certification d'intégrité» qui devait garantir que les sommes versées par l'entreprise ne seraient pas utilisées à des fins illégales. Or, les sommes étaient en fait versées à une entreprise personnelle de Ben Aïssa.

La prison de Gharyan

Située au sud de Tripoli, elle aurait dû accueillir 4000 détenus libyens, mais les travaux ont été interrompus par la révolution. Le projet de 275 millions était piloté par le Corps des ingénieurs libyen, unité mixte civile et militaire créée par SNC-Lavalin et Saadi Kadhafi.

SNC-Lavalin et la chute de Kadhafi

Février 2011: Début du soulèvement contre le régime de Mouammar Kadhafi en Libye.

Mai 2011: Les autorités suisses entament une enquête sur des allégations de corruption et blanchiment d'argent dans des comptes bancaires helvétiques.

Juillet 2011: Alors que le Canada et ses alliés bombardent la Libye en appui aux rebelles anti-Kadhafi, SNC-Lavalin envoie une «mission d'établissement des faits» sur le terrain, qui produit un rapport favorable au dictateur assiégé.

Septembre 2011: Riadh Ben Aïssa, responsable des affaires de SNC-Lavalin en Libye, rencontre le propriétaire d'une agence de sécurité ontarienne qui monte ensuite une mission pour exfiltrer du pays Saadi Kadhafi, un des fils du dictateur qui travaillait étroitement avec l'entreprise.

Octobre 2011: Mort de Mouammar Kadhafi.

Novembre 2011: Les autorités mexicaines arrêtent un groupe qui aurait comploté pour faire passer clandestinement Saadi Kadhafi au Mexique. Certains accusés se trouvaient en compagnie de Stéphane Roy, vice-président aux finances de SNC-Lavalin, lors de leur arrestation.

Février 2012: Riadh Ben Aïssa et son subalterne Stéphane Roy sont congédiés.

Avril 2012: Ben Aïssa est arrêté en Suisse, et la GRC mène une perquisition au siège social de SNC-Lavalin à Montréal en se basant notamment sur de l'information reçue des autorités suisses.

Septembre 2014: Des accusations criminelles sont portées à Montréal contre un ancien vice-président de SNC-Lavalin, Sami Bebawi, et l'avocat fiscaliste Constantine Kyres pour entrave à la justice dans le cadre de l'enquête sur les aventures libyennes de SNC-Lavalin.

Octobre 2014: Riadh Ben Aïssa plaide coupable en Suisse à des accusations de corruption et fraude liées aux activités de SNC-Lavalin en Libye. Il est condamné au temps déjà passé en détention et est extradé vers le Canada peu après.

Janvier 2015: Des accusations criminelles sont portées à Montréal contre Stéphane Roy et Sami Bebawi pour fraude et corruption d'agents publics étrangers. Roy est aussi accusé d'avoir violé les sanctions de l'ONU sur la Libye.

Février 2015: Dépôt d'accusations criminelles contre SNC-Lavalin à Montréal.